La guerre de l'opium
vidées de leur contenu par une noria de porteurs de marchandises qui grouillaient comme des insectes, entourés par des soldats en armes agglutinés autour de drôles de guérites sur lesquelles flottaient des bannières noir et rouge. Au milieu de la nuée de sampans qui se pressaient autour, le jeune homme reconnut, pour en avoir lu les descriptions dans les mémoires du jésuite Lecomte AH , envoyé de Louis XIV en Chine, des jonques de guerre munies de leurs canons en batteries barbette. Les avirons qui jaillissaient de leurs coques comme des piquants lui faisaient penser à ceux des galères méditerranéennes. Mais c’étaient leurs proues gigantesques, flamboyantes et baroques, qui frappaient le plus l’imagination. Au fur et à mesure qu’il s’en approchait, il finit par comprendre qu’elles avaient la forme d’avant-corps de dragons. La vue de ces navires zoomorphes, inquiétants sauriens sortis d’un autre âge, était à la fois si neuve et si inquiétante qu’elle lui coupa le souffle.
Un peu plus loin, notre homme avisa de drôles de navires à deux mâts sur le pont desquels avaient été installées des couleuvrines en batterie. Leur aspect étrange et bariolé d’animaux hybrides - un tiers dragon, un tiers poisson et un tiers oiseau - était tout aussi surprenant que les grands vaisseaux de guerre qu’ils venaient de laisser à bâbord. Renseignement pris auprès du matelot, c’étaient les jonques de la douane impériale dont l’aspect était censé intimider les pirates et les trafiquants.
— Mesdames et messieurs, le port de Shanghai vous souhaite la bienvenue !
Le matelot, cette fois muni d’un porte-voix, s’égosillait, déclenchant une salve d’applaudissements nourris de la part des voyageurs du Cristina qui touchaient enfin au but.
À nous Shanghai ! faillit hurler notre homme, au comble de l’excitation devant le spectacle de cette ville de 250000 habitants abritée derrière des murailles pansues d’où ne dépassait qu’un inextricable fouillis de toits de tuiles. Au-dessus de cette mer de terre cuite se dressaient quelques tours de pagodes dont les derniers étages se perdaient dans les nuages. Vers la gauche, un drôle d’immeuble de brique de style occidental, étrange et incongru champignon, jurait avec l’architecture de la ville.
Déjà la contamination par le style étranger… le colonisateur, celui, en l’espèce, qui ne prend jamais le moindre gant…
Un vol d’oiseaux migrateurs lui fit lever la tête. Sous le feu insupportable pour ses yeux des rayons du soleil, les nuages se dispersaient doucement. Ébloui, il baissa la tête et eut soudain le sentiment de basculer dans un autre monde.
L’aventure commençait et tout d’abord, Shanghai, grosse bête assoupie sous le soleil, s’offrait à lui…
Au fur et à mesure que le Cristina approchait du quai, le bruit de la ville, qui n’était jusque-là qu’une sorte de bourdonnement, se transforma en vrai tintamarre jusqu’à en devenir assourdissant, tandis que les effluves terriblement nauséabonds qui montaient des eaux boueuses du Huangpu obligèrent notre homme à mettre la main devant sa bouche.
À présent, l’excitation aidant, il se fût volontiers vu dans la peau du chasseur en train de surprendre l’animal pendant sa sieste. Les murailles de Shanghai, sinueuses, légèrement évasées vers le bas, faisaient penser au ventre d’un crocodile.
Comme chacun sait, sa sieste achevée, le crocodile ne tarde jamais à se glisser dans le marigot ou dans la rivière pour y traquer sa proie…
Notre homme était-il le chasseur ? N’était-il pas plutôt un gibier à la merci de la ville ogresse qu’il s’apprêtait à découvrir ?
Il frissonna, puis éprouva ce délicieux instant où tout bascule, où tout devient excitant et périlleux, où l’adrénaline provoque cette angoisse et cette excitation qui ne sont jamais très loin de la sensation de plaisir…
Il avait l’impression d’ouvrir la première page de sa vie d’adulte.
Non qu’il n’eût pas vécu jusque-là. On ne débarque pas à Shanghai ni en Chine par hasard. On a forcément une histoire. Mais tout simplement parce qu’il n’avait jamais encore connu cette inconnue totale, ce « trou noir » que constitue l’arrivée dans un territoire où l’on n’a jamais mis les pieds et où personne ne vous attend.
Car tel était le cas de notre passager du vieux Cristina .
Il s’appelait Antoine
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