La guerre de l'opium
d’ailleurs si rafistolé, si recousu et calfaté, qu’il craquait et miaulait de toutes ses jointures au moindre coup de mer.
Ce voyageur n’était pas le seul à s’être posté sur le pont de cette vieille chose qui fendait encore vaillamment les lames. Avertis par les hurlements d’un matelot juché sur la passerelle de commandement que les côtes chinoises étaient en vue, les passagers s’étaient amassés autour de lui par petites grappes. Il y avait là un échantillonnage à peu près complet de tout ce que le genre humain peut compter d’aventuriers en mal de sensations ou d’éclopés de la vie assoiffés de bonheur et de revanche. Nombreux sont ceux qui croient qu’il suffit d’aller à l’autre bout du monde pour trouver ce que l’on a perdu ou que l’on n’a jamais pu avoir…
Une heure plus tard, le vieil esquif commença à remonter les eaux boueuses de l’immense estuaire du fleuve Bleu, lisses, onctueuses, crémeuses comme si elles eussent été épaissies par de la farine. Des myriades de bateaux de pêche au cormoran s’étaient agglutinés autour du Cristina au point de l’empêcher d’avancer, avant qu’il ne bifurquât, avec mille précautions, vers la rivière Huangpu à présent recouverte d’une brume lacérée par le soleil. Il flottait sur le tapis liquide d’un jaune quasi phosphorescent formé par cet affluent du fleuve Bleu, au bord duquel le port de Shanghai fut construit, un je-ne-sais-quoi de mystérieux, de mélancolique et surtout d’excitant que le passager du Cristina n’avait jamais ressenti jusque-là, comme si la grande et mystérieuse Chine, le « Zhongguo » comme l’appelaient ses habitants, le pays du Centre, s’apprêtait à lui réserver une énorme surprise…
Les mains de l’homme se crispèrent sur le bastingage.
La peur de l’inconnu n’épargne que les inconscients. Les gens lucides n’y échappent pas, y compris les plus téméraires.
Depuis la berge où les branches arquées des saules s’inclinaient majestueusement au passage du navire sur la coque duquel commençait à suinter, en raison de la chaleur, le goudron qui en colmatait les fissures, des pêcheurs à la ligne firent de grands signes de la main. Il leur rendit la pareille. Quelques minutes plus tard, il aperçut un homme assis sous un élégant pavillon construit sur un échafaudage de bambous d’une dizaine de mètres de haut d’où la vue sur le Huangpu devait être imprenable. Il devait s’agir d’un lettré, se prit-il à imaginer, au moment même où l’individu en question leva son pinceau dans sa direction en inclinant la tête, ce qui le conforta dans son intuition. Il fit de même, entraînant un nouveau salut de la part de ce lettré parfaitement éduqué.
Selon Confucius, le respect dû à l’autre s’apparente aux reflets du regard lorsqu’il est renvoyé par une infinité de miroirs. Les salutations peuvent ainsi se prolonger pendant de longues minutes et l’on ne doit y mettre fin que lorsque la dose de respect qu’on a témoigné à autrui est suffisante.
Ces diverses manifestations de politesse étaient pour notre passager autant d’heureux présages qui apaisèrent quelque peu son anxiété.
Peu à peu, la brume se dissipa et il commença à mesurer, de part et d’autre du bateau, l’immensité des riches plaines agricoles du delta du fleuve Bleu quadrillées par des canaux d’irrigation sur lesquels naviguaient de minuscules barques à fond plat. Ce n’est pas pour rien que la région de Shanghai avait été surnommée le « grenier de la Chine ». Sur les chemins de terre tracés à peine au-dessus du niveau des marécages fétides qu’ils traversaient s’alignaient les cortèges de charrettes remplies de limon tirées par des buffles. Au loin, il pouvait distinguer des rizières et des champs de coton où s’affairaient des paysans, hommes et femmes, minuscules silhouettes penchées vers le sol qui arrachaient sans relâche à la terre de quoi nourrir et vêtir une population sans cesse plus nombreuse.
À l’issue d’une calme navigation de dix-huit kilomètres entre éclaircies et nuages, notre passager, toujours partagé entre l’inquiétude et le charme, vit enfin apparaître, au détour d’une boucle de la rivière, blottie contre les quais, une épaisse forêt de mâtures de jonques de haute mer. Assez semblables, de par leur forme évasée, aux vieilles galiotes hollandaises, elles étaient méthodiquement
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