La guerre de l'opium
cour intérieure, qui était le domaine réservé du personnel de service. La maison des Clearstone ressemblait à une sorte de chalet suisse. Composée de quatre vastes pièces qui donnaient sur une cour intérieure arborée - un petit luxe à Canton ! —, sa configuration ne justifiait en rien l’exorbitant loyer que le propriétaire avait exigé de Brandon. Leurs six domestiques - un nombre qui avait effaré Barbara - habitaient un pavillon annexe.
Plus de six mois s’étaient à présent écoulés depuis l’arrivée de la famille Clearstone à Canton et rien ne permettait de penser que Brandon était en passe de réussir son pari. Les cinq pianos flambant neufs qu’il avait amenés d’Angleterre continuaient à attendre preneur sous leurs bâches, au fond de l’un des innombrables entrepôts construits par Jardine & Matheson sur le port de commerce, au bout des quais de déchargement.
Laura en était désormais sûre : l’opération menée par son père était en train de tourner au désastre.
Pourtant, la jeune fille, qui avait suivi pas à pas les démarches de son père, pouvait témoigner que Brandon Clearstone n’avait pas ménagé sa peine dans sa recherche de débouchés commerciaux pour ses instruments de musique.
Par facilité, il avait commencé par contacter les étrangers présents dans la ville, mais n’avait pas tardé à se rendre compte du peu d’intérêt que tous ces gens, essentiellement motivés par l’appât du gain, manifestaient à l’égard des arts d’une façon générale et de la musique en particulier. Sans compter que la plupart d’entre eux étaient célibataires et incapables de lire la moindre note de musique. Quant aux rares couples présents en Chine, ils avaient préféré placer leurs enfants dans des pensionnats en Europe. Ils n’étaient donc pas intéressés par les leçons de piano. Ne restait que la clientèle chinoise, au sujet de laquelle Brandon s’était renseigné auprès de Wang le Chanceux.
Au mot près, la jeune fille se souvenait de la conversation entre son père et l’interprète.
— Je voudrais vendre mes pianos à de riches Chinois. Selon toi, comment devrais-je m’y prendre ? lui avait-il demandé un soir, n’y tenant plus, après l’avoir pris à part, sur le perron de leur pseudo-chalet suisse.
— Monsieur Brandon, ici, les gens riches ne prennent jamais aucune initiative ; ils se bornent à copier ce qui est bien, un point, c’est tout !
— Et qu’est-ce qui est « bien » selon toi ?
— Ce que préconisent les textes rituels… Ceux de Maître Kong en particulier. L’homme de bien applique les règles ancestrales et les suit à la lettre. Il saura toujours comment agir en toutes circonstances…
Brandon était désappointé.
— Je serais étonné que tes textes rituels incitent les hommes de bien, comme tu dis, à jouer sur mes pianos !
— Si l’empereur de Chine édicté un texte obligeant ses sujets à jouer de votre piano, monsieur Clearstone, vous en vendrez dix mille exemplaires en un seul jour ! Je m’en porte garant. Le Fils du Ciel peut tout ! C’est lui qui édicté la règle.
Laura, contrariée à l’extrême, avait découvert ce qui s’appelle un fossé culturel : autant son père que Wang le Chanceux semblaient ignorer à quel point ils étaient sur des planètes différentes. Tandis que l’un parlait de mode et presque de snobisme, l’autre, en bon Chinois, en appelait à des principes confucéens vieux de vingt-cinq siècles !
Malgré le sérieux de l’expression du visage de Wang le Chanceux et cette façon très caractéristique avec laquelle il avait exécuté une longue courbette au moment où il parlait du « Fils du Ciel », sa remarque, par son emphase et son ton quelque peu péremptoire, avait surpris Laura. Les Chinois ne prenant jamais le risque de contredire les nez longs, il lui était difficile de savoir si l’interprète parlait sérieusement ou non. Son père, en revanche, avait envie d’y croire.
— C’est donc à lui, le Fils du Ciel, qu’il me faut m’adresser… Remarque, j’aurais dû m’en douter ! avait-il lâché, rempli d’espoir.
— D’un simple haussement de sourcils, le Fils du Ciel transforme ses rêves en réalité ! Il commande à tout le peuple de Chine ! Il peut publier un décret qui obligera certains de ses sujets à jouer du piano ! avait insisté l’interprète le plus sérieusement
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