La guerre de l'opium
petites vieilles, avant de se fondre dans la masse compacte de la foule. Mais malheur aux malfrats qui se faisaient prendre en flagrant délit car les bagarres entre ivrognes n’étaient rien face aux lynchages en bonne et due forme que subissaient les voleurs lorsque la foule se transformait soudain en furie justicière.
Laura observait les pauvres régler leurs comptes entre eux et sans le moindre cadeau sous l’œil indifférent des forces d’un ordre qui n’en était pas un. Elle découvrait comment la violence se répand toujours du plus fort vers le plus faible, à la vitesse de l’éclair. Pour un oui ou pour un non, la police chinoise corrigeait les coolies et les mendiants, qui ne protestaient jamais ; les boutiquiers gros et gras frappaient leurs commis, la plupart du temps des enfants chétifs ; les coolies tapaient à leur tour sur les chiens errants et même sur les chats ; pour une miette de riz ou une plume de canard ramassée par terre, les enfants - y compris les plus jeunes - étaient capables d’en venir aux mains !
Quant aux miséreux, ils lui faisaient penser à la mauvaise herbe qui pullule et s’enracine partout où elle le peut. Il y en avait de tout âge : depuis les fillettes mises en vente pour devenir des prostituées dès qu’elles atteindraient douze ans, jusqu’aux vieillards édentés, âgés pour la plupart de moins de cinquante ans mais qui en paraissaient vingt de plus, et qui proposaient aux passants leur propre désespérance, dans l’espoir de les apitoyer un peu. La faim rôdait, sournoise et omniprésente, sous-jacente dans la maigreur de tous ces corps squelettiques mais aussi dans l’acuité des regards affamés de toutes ces pauvres créatures qui passaient et repassaient en languissant devant les étals de nourriture sous le regard hostile de commerçants prompts à les en chasser à coups de bâton.
C’est dire si les premiers mois de son séjour à Canton paraissaient à Laura des siècles tant le dépaysement avait œuvré, faisant basculer la jeune Anglaise d’un univers douillet vers une jungle fascinante.
Elle respira un grand coup, serra les dents et, tel un gentil petit soldat qui n’aime pas la guerre mais se force à entrer sur le champ de bataille, fonça droit devant avant de bifurquer vers Old China Street, ainsi baptisée par les Anglais en raison des belles maisons qui y avaient été construites. Légèrement anxieuse, elle passa sans s’arrêter devant une longue table sur laquelle des hommes vêtus de longues robes de soie violette attisaient des cailles de combat. Un plateau circulaire aux bords relevés servait d’arène aux volatiles enragés que leurs propriétaires excitaient en leur pinçant vivement le bec. Ayant déjà assisté à ces affrontements, elle ne supportait pas la vue de la lutte sans merci entre les deux oiseaux minuscules transformés en mécaniques destinées à tuer, où le vaincu finit par mourir énucléé et le crâne défoncé par les furieux coups de bec de son adversaire. Un peu plus loin, en direction de Bath Street, c’était autour d’un dentiste édenté que la foule s’était rassemblée en arc de cercle. Avec force grands gestes, l’homme de l’art, tout en riant à gorge déployée, appelait l’assistance à regarder la façon dont il allait extraire au moyen d’une longue épée recourbée la dent d’un patient qui n’en menait pas large.
Pour Laura, la rue était certes parfois une terrible épreuve, mais mieux valait encore ne pas se retrouver à la maison où l’atmosphère était au-delà du lugubre, et même, pour tout dire, irrespirable… à la mesure de l’échec cuisant que son père était en train d’essuyer et qui constituait le prélude à un déchirement familial que la jeune fille voyait désormais arriver inexorablement
Cela faisait à peine un mois que ses parents avaient emménagé à proximité d’Old China Street, dans l’une de ces maisons construites sur le modèle européen par de riches compradores cantonais qui les louaient aux étrangers à prix d’or, domesticité comprise. Ces demeures n’avaient d’européen que l’aspect extérieur car l’intérieur, dépourvu de tout confort sanitaire, présentait la caractéristique propre à toutes les maisons chinoises : l’indétermination entre les pièces qui pouvaient indifféremment servir de chambre, de salle à manger, de bureau, voire de salon, sachant que la cuisine s’effectuait dans un coin de la
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