La guerre de l'opium
leur restait des maigres économies amenées d’Angleterre et qui avaient fondu comme neige au soleil depuis leur arrivée à Canton. L’audience du vice-roi coûtait à Brandon la moitié de ses économies. D’une main tremblante, il avait défait le collier de piécettes, puis remis le compte exact à Wang qui les avait à son tour tendues à l’eunuque, lequel les avait fourrées illico dans sa poche.
À voir ainsi son père jouer son va-tout en jetant dans la bataille, avec l’énergie du désespoir, ses dernières économies, la jeune fille en avait eu les larmes aux yeux.
Aile de Phénix, satisfait, avait alors déclaré :
— Je vais de ce pas m’occuper de cette audience. Si tout se passe bien, le vice-roi recevra le nez long dans moins de quatre jours !
— Les eunuques sont-ils toujours aussi suffisants et corrompus ? avait soupiré Brandon alors qu’ils parcouraient le chemin en sens inverse en se frayant un passage parmi les bureaucrates et les eunuques pour sortir du palais.
— Ils sont cupides. Ils ont besoin d’argent pour financer leurs complots. Il leur manque toujours quelque chose… avait soufflé Wang avec une drôle d’expression.
— C’est peu dire !
— Je veux parler de leur « petit trésor »…
— Qu’appelles-tu, au juste, « petit trésor » ?
— Ce que chaque homme a de plus précieux, pardi, et que les hommes castrés n’ont plus ! Un eunuque a toujours dans sa poche une petite boîte dans laquelle sont rangés les « petits trésors » que lui a ôtés le chirurgien. Le jour de sa mort, la famille du défunt place la petite boîte à côté de son cadavre.
À ces mots, Laura avait été prise d’une irrépressible envie de vomir tandis que son père, comme si c’était là le moyen de comprendre cette Chine dans laquelle il pataugeait lamentablement, avait continué à bombarder Wang de questions.
— Et pourquoi donc la famille agit-elle de la sorte ?
— Parce que Maître Kong l’a spécifié : les corps incomplets ne sauraient faire l’objet du culte des ancêtres. Ce serait une insulte aux rituels immémoriaux. Un eunuque doit obligatoirement être enterré entier.
Brandon en avait presque éclaté de rire.
— Ici, tout ce qui est écrit est intangible !
— Du temps des Zhou, nos glorieux ancêtres codifièrent par écrit les rituels destinés à régler nos vies pour toujours… Le Fils du Ciel lui-même est obligé de s’y soumettre.
Écœurée par le saisissant raccourci du tableau des mœurs chinoises auquel cette mémorable journée lui avait permis d’assister, Laura, qui souffrait pour son père, voyait celui-ci comme un gentil poisson au milieu d’un vaste océan infesté par les requins.
Rentrée chez elle, où Joe s’était agrippé à son cou avant de faire une violente crise qui n’avait cédé qu’à l’issue du bain d’eau chaude à la moutarde dans lequel sa mère et sa sœur avaient dû le plonger - le jeune trisomique, qui ne s’adaptait pas à son nouveau cadre de vie, supportait mal les absences de sa sœur -, Laura n’avait pas tardé à se perdre dans des conjectures auxquelles elle avait rapidement constaté que son jeune esprit était incapable de répondre.
Les sentiments humains étaient-il universels ? Les êtres humains appartenant à des civilisations différentes pouvaient-ils réellement communiquer entre eux ? Qu’y avait-il de commun entre un Chinois et un Anglais, si ce n’était qu’ils appartenaient à la race humaine ? Cette race humaine, en quoi consistait-elle, au juste ? Pourquoi assimilait-on étrangeté à infériorité ? La Chine et la Grande-Bretagne étaient-elles « compatibles » ?
Pour la jeune Anglaise, la Chine était une entité inclassable. Inquiétante et attachante à la fois, mais qu’il fallait prendre dans le sens du poil… Chine des contrastes, où les pires sauvageries ancestrales se mêlaient à des raffinements inconnus. Chine vénale, où tout pouvait s’acheter, ou l’argent régnait en maître, où l’on tuait pour quelques piastres. Chine cruelle, où les gens pauvres étaient traités pire que des bêtes, encore que celles-ci, à l’exception des oiseaux de compagnie, fissent l’objet d’attentions - surtout les pauvres chiens - extrêmement cruelles et barbares. Chine des raffinements culinaires, où l’on cuisait beaucoup les viandes - sauf quand on les mangeait crues ou
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