La guerre de l'opium
qu’elle était la fille de Brandon. Ses phrases étaient ponctuées de grands gestes de la main droite, dont Laura avait constaté avec amusement que chaque doigt était orné d’une grosse bague en cuivre et pourvu d’un ongle si long qu’il s’enroulait sur lui-même comme un copeau de bois.
— Veuillez me suivre à l’intérieur du palais. Une discussion de ce type doit avoir lieu au calme… leur avait expliqué l’eunuque en les entraînant à sa suite.
Ébahie, la jeune fille avait découvert l’intérieur de la bâtisse ceinte de hauts murs qui dominait de sa supériorité écrasante le quartier alentour, celui des marchands de remèdes et de fortifiants. Ce n’était qu’un dédale de cours, une enfilade de murs, de couloirs, de pièces tantôt immenses et tantôt minuscules, la plupart du temps remplies de gardes qui y dormaient à même le sol, de recoins obscurs où de vieux mandarins à la face simiesque sommeillaient ou bâillaient aux corneilles, affalés derrière des tables sur lesquelles s’amoncelaient les sceaux qui servaient à tamponner les requêtes et les sauf-conduits… Dans chaque pièce de réception, derrière des paravents, des centaines de serviteurs-esclaves s’affairaient. Cette piétaille servile surveillée par de redoutables majordomes armés du fouet avait pour unique fonction d’exaucer le moindre désir de l’entourage immédiat du vice-roi. Devant l’immense porte en bois de teck de la salle du trône où s’allongeaient les queues interminables des quémandeurs de tout ordre auxquels les préposés aux audiences publiques remettaient doctement le précieux laissez-passer sans lequel ils ne pourraient pas être reçus par le vice-roi, Laura avait eu le cœur serré : comment son père pourrait-il prendre rang sans paraître ridicule au milieu de ce ballet réglé par une étiquette immuable ?
Après avoir joué des coudes pour fendre cette foule inquiétante qui les dévisageait d’un air hostile, l’eunuque les avait conduits à l’autre bout du palais, dans un petit bureau situé sous les combles du quartier réservé aux maîtres d’armes.
— Avant de proposer à monseigneur le commissaire impérial de recevoir le monsieur au nez long du nom de Brandon, il me faut déjà savoir pour quel motif vous souhaitez le rencontrer… avait lâché Aile de Phénix en minaudant de plus belle, après que Wang le Chanceux lui eut fait part de leur souhait d’être reçus par le commissaire impérial à une date aussi rapprochée que possible.
Avec force mimiques, Brandon, dont Wang le Chanceux, imperturbable, traduisait les propos, avait expliqué à son interlocuteur - qui manifestement découvrait ce qu’était un piano - de quoi il retournait.
— Si je comprends bien, vous souhaitez parler à monseigneur de cet instrument de musique que vous appelez « piano »… avait fini par lâcher l’eunuque, plutôt dubitatif.
— C’est exact. Bien entendu, je suis tout prêt à faire une démonstration à monseigneur. Je suis sûr que le son lui plaira. Chez nous, en Europe, tous les rois et les princes possèdent un piano…
— Je vois… Je serais prêt à proposer à monseigneur de vous recevoir, mais celui-ci est très occupé. Vous savez, rien que pour les mandarins de première classe, qui sont pourtant prioritaires, j’ai une bonne trentaine de rendez-vous en attente…
La négociation s’annonçait rude car Aile de Phénix, qui avait flairé la bonne affaire, était du genre coriace.
— M. Brandon est prêt à faire le nécessaire pour que tu couches son nom sur la liste des personnes appelées par le commissaire impérial lors de la prochaine audience… avait avancé Wang le Chanceux.
— Combien veut-il ? lui avait murmuré Brandon, à bout.
— Trois cents liang pour être reçu dès la semaine prochaine… avait traduit Wang.
C’était pile la fourchette haute du tarif dont l’interprète avait parlé.
Laura, la mort dans l’âme, avait vu son père, dont le visage avait viré à la pâleur cadavérique, extraire de la petite bourse de cuir qu’il portait toujours dans la poche intérieure de sa veste un collier de pièces d’argent percées d’un trou carré. Il les avait comptées et recomptées la veille au soir pendant des heures, à la lueur de l’unique lampe à pétrole de la maison qu’occupait la famille Clearstone. Il y avait en tout et pour tout six cent dix liang . C’était tout ce qui
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