La guerre de l'opium
rendez-vous chez le pasteur.
— C’est dommage que vous ne puissiez pas rester déjeuner… Vous auriez pu goûter à mes fameux club sandwichs au poulet ! lui susurra Rosy Elliott.
— Ma place n’est définitivement plus ici, madame Elliott ! Vous en comprendrez sûrement les raisons…
— Je ne vois vraiment pas à quoi vous faites allusion, ma chère !
Le mensonge n’étouffait pas Rosy Elliott. Pour un peu, Barbara l’eût giflée, chamboulant l’ordonnancement coloré du maquillage outrancier de son visage, dispersant le carmin de ses lèvres sur ses joues fardées de clown blanc, faisant pleurer le rimmel qui cernait ses yeux. Mais elle se ravisa : ce n’était pas là une attitude digne d’une bonne chrétienne.
— Votre mari… S’il croit qu’une femme seule de mon espèce est une proie facile, il se trompe ! se borna-t-elle à lâcher d’une voix que la colère et l’indignation continuaient à faire trembler.
— Pauvre Charles Everett… Si vous saviez ! Il ne ferait pas de mal à une mouche…
Devant une telle dose d’hypocrisie et de cynisme, Barbara Clearstone, écœurée, détourna le regard. L’épouse du consul de Grande-Bretagne à Canton n’était décidément pas quelqu’un de fréquentable.
— Viens, Laura, nous n’avons plus rien à faire ici ! lança-t-elle à sa fille en rajustant sa robe avant de quitter, sans un mot de plus, ce minuscule îlot d’extra-territorialité britannique où elle avait vu se dérouler ce que la comédie humaine de la société victorienne produisait de pire.
Laura, fort mal à l’aise, regarda sa mère, tandis qu’au même instant, Barbara se jurait qu’elle ne remettrait jamais les pieds en Angleterre.
16
Shanghai, 19 mai 1847
La messe venait de s’achever et, dans sa niche dont la lourde arcature était soulignée par une guirlande de pampres de style rococo, ce brave saint Joseph statufié dans sa polychromie criarde et ruisselante de dorures avait toujours le même air légèrement béat et hors du temps que la plupart des sculpteurs se plaisaient à donner à l’époux de Marie…
In petto , le père Freitas se faisait toujours la même réflexion compatissante lorsqu’il pensait au curieux destin du pseudo-père de Jésus, au moment où il enlevait sa chasuble et défaisait son étole, tout en levant les yeux vers sa statue de plâtre peint qui, du haut de son socle en faux marbre, veillait - si l’on peut dire ! - sur la sacristie des pères jésuites de Shanghai. Elle avait été placée là par le père Giuseppe Giardini, le supérieur de la province de Chine. Ce jésuite natif de Padoue en avait fait venir deux exemplaires à grands frais, celui-ci et un autre, qui se trouvait à Macao dans une chapelle de l’église Saint-Paul.
Rome et l’Empire du Milieu paraissaient s’être donné rendez-vous dans la chapelle privée où les trois pères jésuites résidant à Shanghai disaient leur messe quotidienne à sept heures du matin précises. Dans ce minuscule sanctuaire accolé à une maison chinoise qui leur servait de presbytère, les éléments décoratifs étaient parfaitement conformes à l’image que souhaitait donner d’elle-même la Compagnie de Jésus dans sa relation à la Chine : celle d’une conciliation harmonieuse entre le catholicisme romain et la civilisation chinoise. Au plafond, la colombe du saint sacrement faisait face au motif circulaire du Yin et du Yang tandis qu’aux murs, les putti grassouillets alternaient allègrement avec les corps entrelacés de dragons. Dans l’abside, le même facétieux décorateur s’était arrangé pour faire converser les figures de sainte Rita et de saint Ignace avec celles de Confucius et de Laozi !
Non seulement les jésuites pratiquaient cette confusion des genres, mais ils la revendiquaient hautement car elle reflétait la stratégie remarquablement habile qu’ils déployaient pour convertir les âmes des Chinois. Proclamant haut et fort que le confucianisme et le catholicisme étaient compatibles, ils inculquaient à leurs ouailles les principes de la religion chrétienne sans qu’il fût question de leur faire abandonner ni troquer leurs croyances originelles et en faisant en sorte que ce fût par ajout. Ils disaient la messe en chinois et, lorsqu’il s’agissait de bénir les fidèles en invoquant les saints, ils n’hésitaient pas à y ajouter Bouddha, Confucius et Laozi. Cette théologie très
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