La guerre de l'opium
vous en chercher un ! Je n’en ai pas pour longtemps, il y en a toujours en stationnement au bout de la rue.
Les deux porteurs du palanquin ne connaissant pas l’existence du consulat britannique, La Pierre de Lune proposa aux deux femmes de les accompagner. Après une heure de traversée de l’habituel océan de misère et de violence, le tout dans l’odeur pestilentielle des latrines à ciel ouvert, notre trio arriva sans encombre à la résidence consulaire où il fut accueilli par une poignée de coolies qui vociféraient poing levé devant le portail d’entrée.
— Que se passe-t-il ? demanda Barbara au jeune calligraphe qui s’empressa d’aller aux nouvelles.
— Ces pauvres gens protestent pour obtenir une augmentation. Hier, le consulat a loué leurs bras pour embarquer de lourdes caisses sur un navire. On leur avait promis un tael de cuivre pour trois caisses et, en fin de compte, ils n’en ont touché que la moitié. Du moins, c’est ce qu’ils prétendent.
Le jeune homme avait à peine achevé sa phrase qu’une horde de policiers, gourdin à la main, s’abattit sur les manifestants, les frappant à bras raccourcis pour les disperser.
— Quelle sauvagerie… murmura Barbara Clearstone, bouleversée et inquiète.
Sur le perron, flottant dans un habit noir élimé sur les bords, campait un vieil Anglais au nez crochu et au crâne à moitié chauve, que le spectacle n’avait pas l’air de troubler le moins du monde. C’était le secrétaire particulier d’Elliott.
— Monsieur le consul général Elliott va vous recevoir, madame, veuillez me suivre s’il vous plaît, leur annonça cet homme qui ressemblait à un vieux marabout déplumé avant de les installer sous la véranda.
Une année s’était écoulée depuis le jour où, au même endroit, la mère de Laura avait assisté à l’homérique algarade entre le pasteur et le consul. Dans le parc gorgé d’humidité, où les arbres et les buissons semblaient avoir doublé de taille, les mêmes jardiniers continuaient à s’affairer, courbant l’échiné sous la badine de leur chef qui s’abattait de façon incessante.
Le consul déboula, comme à l’ordinaire en nage et rougeaud, sanglé dans un costume de ville dont la veste prête à craquer emprisonnait son ventre. Après avoir salué rapidement Laura et passé La Pierre de Lune par pertes et profits, l’ancien héros de la première guerre de l’opium entraîna sans plus attendre, au grand dam de sa fille, Barbara Clearstone dans son bureau.
Tendue à l’extrême, celle-ci découvrit le cabinet où travaillait le consul, une pièce de dimensions modestes qui empestait le cigare et dont le sol était jonché de dossiers ouverts ainsi que de caisses vides de vieux cherry et de Champagne millésimé. Dans cet inquiétant capharnaüm, le seul élément rassurant auquel il lui semblait possible de se raccrocher était un élégant canapé chippendale où le diplomate la fit asseoir.
Charles Everett Elliott, qui n’était pas du genre à s’embarrasser de formules, s’approcha alors de sa visiteuse et posa un genou à terre.
— Vous a-t-on dit que vous étiez très charmante, madame Clearstone ? s’écria-t-il sur un ton théâtral.
Il était ridicule dans cette attitude surannée et caricaturale du vieux séducteur qui emploie les grands moyens pour arriver à ses fins.
— Monsieur le consul, je suppose que vous m’avez fait venir ici pour un motif sérieux ! protesta Barbara avec un mouvement de recul.
— Je voulais prendre de vos nouvelles. On me dit que, depuis le départ de votre mari, vous logez chez ce pasteur américain…
La voix d’Elliott chevrotait de façon bizarre, ce que Barbara, de plus en plus dégoûtée et qui sentait à plein nez son haleine écœurante, mit sur le compte de son âge. Elle se recroquevilla le plus loin possible. Si elle avait pu actionner une manette pour transformer ce canapé en tapis volant afin d’échapper aux attentions mielleuses du vieux satyre, elle n’eût pas hésité une seconde !
— Je vais très bien. Mes enfants également. Vous savez, dans la vie, l’important, c’est de se rendre utile. Telle est du moins ma philosophie… bredouilla-t-elle.
Les mains boudinées et velues d’Elliott se posèrent sur ses genoux, puis commencèrent à parcourir ses cuisses. De plus en plus émoustillé, le consul se croyait visiblement tout permis.
— Vous devriez penser à vous…
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