La guerre de l'opium
son entendement.
— Mais non, maman ! J’ai croisé ce garçon une fois. Tout à fait par hasard… si tu veux tout savoir.
— Tu n’es pas bien ici, avec moi, ma chérie ? demanda Barbara d’une voix angoissée.
— Moi si, maman ! Je veux bien rester ici le temps que tu voudras.
— J’aime mieux ça, ma chérie !
— Mais c’est Joe qui n’a pas l’air bien ici… Il est de plus en plus bizarre, mon petit frère. Je n’arrive plus à communiquer avec lui comme avant. Il s’enferme des heures entières dans un silence total, puis il est capable d’exploser.
— Si Joe ne se sent pas bien ici, c’est une autre affaire. On avisera ! lâcha sa mère, angoissée.
Le malheur finit toujours par vous rattraper. Joe était le caillou dans sa chaussure. On marche, on oublie qu’il est là et, soudain, on a la plante des pieds déchiquetée… Or la transformation de Joe, depuis l’arrivée des Clearstone à Canton, était frappante, même si Barbara, à l’instar de toute mère, avait du mal à l’admettre.
L’approche de la puberté modifiait son comportement autant que son aspect. Au fil des mois, Joe, de menu, devenait une masse de chair à tendance adipeuse. Les muscles de son thorax ne cessaient de se développer tandis que le reste stagnait. Il allait sur ses treize ans, mais en paraissait dix-huit… Comme si le climat et la nourriture chinoise avaient accéléré sa croissance, au point que, lorsqu’ils habitaient encore leur pseudo-chalet suisse, leurs domestiques se demandaient si Barbara n’avait pas fait prendre à son fis un de ces « fortifiants qui virilisent », de la poudre de pénis séché d’âne, de tigre ou d’ours, que les « faiseurs d’enfants mâles » vendaient chèrement aux hommes mariés dont la hantise était de faire une fille à leur femme. Quant à son caractère, il ne cessait de s’affirmer mais l’absence de contact avec autrui semblait l’avoir rendu encore plus vulnérable.
— Au fait, qui te dit que Joe veut partir ? Ton frère ne parle pas ! reprit Barbara au bout de quelques secondes.
— Joe ne communique pas ! C’est moi qui constate que son état empire de jour en jour…
— Dieu finira par écouter mes supplications et pourvoira à l’amélioration de son état. Dès que j’en aurai la force, j’entamerai un jeûne.
Dans la pièce envahie par la lumière hésitante d’un soleil voilé par les brumes de chaleur, Laura, accablée, s’écria :
— Je vais avec toi chez Elliott !
— Si tu le souhaites… murmura Barbara en s’effondrant sur une chaise, à bout de forces.
— L’heure tourne, maman. Il ne faut pas être en retard au consulat. Je vais t’aider à empeser les cols des chemises de M. Roberts….
— Il faut commencer par préparer de l’empois. Il ne m’en reste plus un gramme, avec cette humidité, il ne se garde pas…
Même à l’article de la mort, les fées du logis retrouvent leurs réflexes…
— Je vais le préparer ton empois, maman !
— Connais-tu au moins la recette, ma chérie ?
— Tu me l’as apprise à Londres ! fît Laura, non sans une pointe d’agacement.
— C’est vrai, ma chérie… j’avais oublié ! Depuis notre arrivée en Chine, j’ai tellement coupé avec le passé que ma mémoire me fait parfois défaut !
Une heure plus tard, après avoir rangé les chemises impeccablement empesées du révérend dans un panier en osier, la mère et sa fille filèrent se préparer.
— Nos robes ne seront même pas repassées… glissa Barbara à sa fille au moment où elle sortait de sa chambre après avoir enfilé une tenue de cocktail en organdi bleu ciel.
— Tant pis… De toute façon, nous n’y allons pas pour lui plaire !
Lorsqu’elles déboulèrent dans la salle commune du presbytère, elles y trouvèrent La Pierre de Lune, la mine encore ensommeillée après une nuit passée à la belle étoile.
— Tu es élégante… comme une princesse ! murmura-t-il à l’attention de Laura.
Barbara, qui avait entendu la remarque, fit les gros yeux à sa fille et expliqua, mi-figue, mi-raisin, au jeune Chinois :
— Laura et moi allons au consulat britannique !
Toujours prêt à rendre service, La Pierre de Lune demanda aux deux femmes si elles souhaitaient emprunter un palanquin.
— Avec nos toilettes, je crois que ce serait en effet plus prudent… convint Barbara.
— Je vais
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