La guerre de l'opium
Maître de sa voix rauque en lui faisant signe de se lever.
L’intéressé, chétif, malingre, la face mangée par des yeux profondément enfoncés dans les orbites immenses, s’exécuta, avant de prendre la parole à son tour :
— Mon nom est Wang le Chanceux. Je suis très honoré que vous m’ayez accepté parmi vous. En tant que patriote, il y a longtemps que j’y aspirais.
— Pourquoi n’es-tu pas venu plus tôt frapper à notre porte ? demanda le Grand Jaune Centre.
— À vrai dire, je pensais que les obstacles seraient plus nombreux, vu mes carences…
Le petit homme sourit vaguement, ce qui lui fit dévoiler une partie de sa dentition chaotique.
— Nous acceptons toutes les bonnes volontés… Que fais-tu dans la vie, Wang le Chanceux ? s’enquit Bleu Azuréen.
— Actuellement rien de bien intéressant et l’inactivité commence sérieusement à me peser. J’ai besoin de me rendre utile. Je suis sûr que la Voie du Tao sur laquelle je viens d’accomplir mes premiers pas avec ravissement m’y aidera !
— Mais encore ? Devant notre Grand Maître des Échanges, il ne faut pas se contenter de généralités. Il faut aller puiser ce qui se trouve au fond de son cœur et le lui livrer ! insista l’acolyte.
Wang se racla la gorge, cracha dans un bassin de bronze, s’essuya les lèvres du revers de sa manche et se lança :
— Il y a encore quelques mois de ça, je servais d’interprète à une famille de nez longs anglais récemment débarquée de Londres ; ils ont pour nom Clearstone, cela veut dire « Pierre Claire ».
— Tu sais parler le langage des nez longs anglais, ces borborygmes qui ressemblent aux aboiements des chiens ? tonna le Grand Jaune Centre auquel son masque servait de porte-voix.
— Je l’ai appris, ô Grand Maître !
— Tu parles au passé de la famille « Pierre Claire »… Serait-ce que tu ne travailles plus pour leur compte ? Quand un membre de la Confrérie a l’opportunité d’occuper une fonction qui lui permet de surveiller d’aussi près les agissements de nez longs anglais, il ne doit surtout pas l’abandonner ! s’écria à son tour Sérénité Accomplie.
— C’est M. « Pierre Claire » qui mit fin à mes fonctions. Il voulait vendre des pianos en Chine, mais ça n’a pas marché.
— Qu’appelles-tu « pianos » ? poursuivit l’antiquaire.
— Un meuble avec des touches Yin et Yang qui font des bruits joyeux quand on les frappe comme avec le marteau sur le clou.
— Encore heureux que des Chinois n’aient pas mordu à cet hameçon ! Les nez longs anglais nous inondent de toutes sortes de choses néfastes et inutiles… à commencer par la boue noire ! lâcha le Grand Maître.
— Le nez long anglais est reparti à Londres. Sa femme et ses enfants sont restés ici. Et ils n’ont pas besoin de mes services, sans compter qu’ils seraient bien incapables de me rémunérer… se justifia Wang en gémissant.
— Bigre ! Ils auraient pu avoir la bonne idée de tous déguerpir d’ici ! Moins il y a de nez longs anglais, et mieux se portera le peuple de Chine ! déclara, fou de rage, le marchand d’antiquités.
— Calme-toi, Sérénité ! fît le Grand Jaune Centre en tournant ses cornes de dragon vers Wang le Chanceux qui n’en menait pas large.
— Dis-moi un peu, où habitent cette femme et ses enfants ?
— Chez ce prêtre américain qui distribue des livres sur sa religion dans les rues de Canton…
— Le pasteur Roberts ? cria Rouge Sombre.
— Oui, c’est bien ça… Roberts.
— J’ai souvent vu cet individu distribuer sa camelote au carrefour de la rue de la Vieille Chine, comme l’appellent les nez longs anglais… ajouta l’acolyte Bleu Azuréen avec une grimace de dégoût.
— Ce prêtre est le seul étranger à ne pas avoir un comportement délibérément hostile au peuple chinois ! murmura Wang qui s’était mis à suer à grosses gouttes.
— Ne nous y trompons pas : les Mandchous ont partie liée avec les nez longs. Ils laissent les étrangers piller ce pays en achetant à bas prix ses reliques du passé, ses soieries, son thé et ses porcelaines. Ils tolèrent qu’ils l’inondent de leur sale boue noire… poursuivit Sérénité Accomplie, de plus en plus exalté.
D’un simple haussement d’épaules, le Grand Maître mit fin à la diatribe du cousin de Tang.
— Il ne saurait y
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