La guerre de l'opium

baiser furtif resterait à jamais gravé sur ses lèvres.
    Au loin, les feux des navires s’éteignaient les uns après les autres jusqu’à ce que la mer enfin libre de toute lumière redevînt le miroir de la nuit étoilée. Alors seulement, le port s’assoupirait pendant deux ou trois heures, jusqu’à l’aube.
    Jack Niggles était bien placé pour savoir qu’il y avait danger lorsque les craquelures de l’âme ne se résorbaient pas et devenaient des failles, car les gens les plus brillants et les plus forts en apparence étaient alors susceptibles de se transformer en pauvres loques… Comme tant d’êtres humains qui dépensent beaucoup d’énergie à recouvrir leurs fragilités d’une épaisse couche protectrice, il se sentait terriblement vulnérable, à la merci de tout, coincé dans une vie pour laquelle il n’était pas fait, ployant sous son destin comme sous un terrible fardeau.
    Il regagna son lit d’un pas lourd et ferma les paupières, pour essayer d’oublier Garçon, l’opium, Jardine & Matheson et la grande misère du peuple chinois dont sa firme était la principale cause… malgré la présence de cette bague que pour rien au monde il n’eût ôtée, bien qu’elle lui serrât terriblement le doigt… comme un lacet qu’un étrangleur lui eût passé autour du cou…

 
    19
     
    Canton, 22 mai 1847
     
    Dans la salle enfumée par l’encens, le héros légendaire Guan AP dont l’imposante effigie au visage pourpre et à la longue barbe enroulée dans la main droite apparaissait sur la tenture de soierie accrochée au mur, semblait pour une fois en paix avec lui-même, malgré le terrible sort que lui avait fait subir l’implacable roi de Wu.
    Le rituel des Trois Souffles AQ était presque achevé, et Sérénité Accomplie sentait monter en lui les effluves du Souffle Vital. Il s’inclina avec respect devant le Grand Jaune Centre qu’on appelait aussi, au sein de la Confrérie Interne du Turban Jaune, le Maître des Échanges Cosmiques ou encore l’Illustre Descendant du très vénéré fondateur du mouvement des Turbans Jaunes qui avait failli abattre la glorieuse dynastie des Han AR .
    L’emprise de la Confrérie Interne du Turban Jaune, société secrète fondée vingt ans plus tôt à Canton, s’étendait jusqu’à Tianjin. Elle était l’une des plus actives et des plus redoutées de Chine. Le Grand Jaune Centre en était le chef suprême et incontesté. Aucun membre ne se fût risqué à désobéir à celui qui avait droit de vie et de mort sur lui. Au sein de la Confrérie Interne, seul le Grand Maître avait le pouvoir de transmettre ses pouvoirs à son successeur. Dix ans plus tôt, au nom de la Chancellerie des Trois Cieux, son prédécesseur avait conféré au Grand Jaune Centre le Certificat d’Immortel qui consacrait la fonction d’initié suprême d’« Inspecteur Universel des Mérites et de Libateur du Grand Registre des Canons Sacrés   ».
    Du haut de ses cothurnes aux semelles décorées de nuages, le Maître des Échanges Cosmiques, qui avait revêtu la Chasuble de la Descente, manteau réservé aux grands maîtres taoïstes, et placé le masque sang et or aux cornes de dragon sur son visage, planta d’un geste précis l’épingle de la Perle Flamboyante à la jointure du crâne et de la natte de Sérénité Accomplie, avant de murmurer, d’une voix d’outre-tombe, à l’oreille de ce dernier :
    —  À présent, tu es prêt à vivre dix mille ans de plus, Sérénité Accomplie… Bienvenue au pays de l’Extrême Subtilité et de la Suprême Pureté   !
    Ensuite, dans un silence sépulcral, il s’empara de l’Épée Cosmique sur le plat de laquelle avait été gravée la constellation de la Grande Ourse, et toucha avec celle-ci les épaules de l’antiquaire qui s’était agenouillé et avait baissé la nuque. Puis, s’emparant de la Coupe de Jade posée sur la Table d’Or, il la tendit à Sérénité Accomplie qui y prit une pilule minuscule et la porta à sa bouche.
    Impassibles dans leur tunique ornée du symbole du Yin et du Yang brodée au fil d’or, les deux assistants du Grand Maître des Echanges Cosmiques, Rouge Sombre et Bleu Azuréen, se tenaient de chaque côté de celui-ci. Le premier lui servait d’acolyte pour les Rituels Sombres, qui concernent les ancêtres, tandis que le second jouait le même rôle pour les Rituels Purs, consacrés aux dieux.
    L’officiant se tourna vers les autres adeptes, assis à même le sol