La guerre de l'opium
enceinte !
Le chef de la secte taoïste était ébranlé. Wang avait prêté le serment d’allégeance qui punissait de mort tout menteur par action mais aussi par omission. Quel intérêt aurait-il eu, dans ces conditions, à ne pas dire la vérité ?
— Ce que tu viens de dire accrédite les propos de notre camarade Sérénité Accomplie. Cela mérite réflexion de notre part… convint, mi-figue, mi-raisin, le Grand Jaune.
— Chat un jour, chien le lendemain. Seuls les imbéciles ne changent pas d’avis… chuchota, ravi, le jeune artilleur à l’oreille de l’antiquaire.
Puis, tel un hypnotiseur réveillant son patient, du plat de sa main droite, le chef de la secte traça devant son visage le cercle imaginaire qui signifiait aux participants qu’ils étaient autorisés se lever et leur dit :
— Je vais prendre le temps de la réflexion et ne manquerai pas de vous faire part de nos actions futures lors de notre prochaine assemblée !
Wang, qui s’était approché du Grand Maître des Échanges Cosmiques, lui souffla dans le creux de l’oreille :
— Pourrais-je m’entretenir avec toi en aparté ? C’est important…
Aussitôt, et sans même prendre le temps de saluer ses ouailles, le Grand Jaune Centre, persuadé que le petit homme édenté souhaitait lui faire d’autres révélations importantes, emmena celui-ci dans son bureau.
Lorsque Sérénité Accomplie mit le pied dehors, après avoir donné l’accolade à ses collègues et quitté sans déplaisir l’atmosphère étouffante de la salle de réunion, la lumière aveuglante du soleil, en le ramenant brusquement à la réalité, lui fit l’effet d’un coup de poing reçu en plein ventre.
Sous la chaleur accablante et dans le bruit assourdissant de la rue, il se retrouva seul, face à lui-même.
Qu’avait-il fait en donnant le nom de La Pierre de Lune et en faisant état de la mission de son cousin Tang ?
Lui aussi avait prêté ce serment de ne jamais garder aucun secret pour la société dont il était l’un des membres. Quoi de plus normal… Toutes les confréries secrètes étaient fondées sur le principe du « tout dire » et du « ne rien cacher ». Il n’empêche, il sentait monter en lui le doute. Suant à grosses gouttes, il repensait à cette phrase que sa vieille gouvernante prononçait volontiers pour illustrer la duplicité dont les hommes étaient parfois capables : une bouche de Bouddha, un cœur de serpent … Elle illustrait à merveille la turpitude dont il s’était rendu coupable en faisant état auprès des membres de la Confrérie Interne de l’existence de ce jeune garçon appelé La Pierre de Lune… Il s’imagina face à Tang et pensa avec effroi à l’engrenage des faux-semblants et des mensonges dont il deviendrait prisonnier s’il ne lui disait pas la vérité.
Au bout d’un quart d’heure de déambulation dans les rues bondées de la ville où il trébuchait à chaque pas, l’esprit trop occupé à ruminer sa forfaiture, il ressentit les premiers effets de la petite graine de la culpabilité qui commençait à pousser tout au fond de son cœur, un genre de semence minuscule et sournoise qui, comme chacun sait, finissait toujours par donner une plante gigantesque, envahissante et dévoreuse des êtres les plus forts.
Miné et abattu à l’extrême, il se mordait les doigts d’avoir vendu la mèche sur un simple coup de tête.
Il avait gravement nui à Tang, ce bien-aimé cousin qui lui avait fait confiance en lui révélant le but de son voyage.
À présent, le patriote avide de justice et si prompt à lutter contre les humiliations de toutes sortes dont souffrait le peuple de Chine n’était plus qu’un être en proie au désespoir et aux remords.
Le mal était fait, irrémédiable…
DEUXIÈME PARTIE
L’Opium du peuple
20
Shanghai, 29 mai 1847
Pour une fois seul, Antoine Vuibert rêvassait, un bol à la main, confortablement assis sur un banc de pierre miraculeusement délaissé par les vieux lettrés barbichus qui, fascinés par l’étrange et austère beauté sommeillante du canal adjacent à la rivière de Suzhou, étaient capables d’y rester vissés pendant des heures.
Ne pas être cerné par la foule… Ne plus avoir les oreilles agressées par un vacarme perpétuel… Entendre les oiseaux chanter… tout cela était devenu un luxe suprême que le Français avait appris à savourer.
Sous un soleil aux aguets qu’une
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