La guerre de l'opium
fine couche nuageuse n’arrivait pas à voiler, l’impeccable ruban argenté formé par la voie d’eau brillait d’un éclat métallique. Parfaitement rectiligne, il coupait le paysage en deux comme la lame d’un sabre ; ou comme le pinceau du peintre tire un trait sur la feuille pour séparer l’espace, se disait notre apprenti diplomate… un de ces traits irrémédiables que l’on tire sur son passé lorsqu’on aborde une nouvelle vie !
Manquant d’être ébloui à force d’admirer les beaux méplats de ces eaux dormantes, Antoine se mit à cligner des yeux puis, dans le but de les reposer, il se décida à les fermer pour de bon.
Alors, il se mit à rêver à ce qui l’attendait.
Dans sa tête, les images se succédaient à un rythme effréné. Tour à tour, il était un marchand d’opium, un antiquaire, un agent secret, un diplomate, un explorateur de la route de la Soie, un archéologue des grandes tombes royales de la dynastie des Shang, un séducteur ne laissant pas indifférentes de somptueuses princesses qui n’eussent jeté leur dévolu que sur des princes mandchous du même rang que le leur… Gloire et fortune étaient à portée de main. Devenu le héros de sa propre épopée, il ne doutait pas que celle-ci serait des plus grandioses.
En Chine, l’aventure était tous les jours à portée de main, présente au détour de la moindre ruelle, sous-jacente aux conditions de vie, ou plutôt de survie, extrêmes de ses habitants en raison de leur si grand nombre…
Comme souvent lorsque le destin réserve de ces surprises qui vous transforment un être de fond en comble en séparant sa vie en un « avant » et un « après », la découverte de la Chine réelle était pour Antoine comme une seconde naissance.
Depuis son arrivée à Shanghai, il n’était plus tout à fait le même homme.
Le choc d’un monde nouveau, si différent du sien, en lui ouvrant l’esprit sur d’autres réalités, l’avait fait mûrir. Dans sa prise de conscience des différences et des invariants qui caractérisent l’espèce humaine sur terre, il avait gardé cette capacité d’émerveillement qui rend si heureux celui qui découvre les territoires et les valeurs des autres. Si la découverte de Paris, lorsqu’il avait débarqué de sa province, avait élargi sa vision du monde, celle de la Chine la modifiait en profondeur. Il repensait aux propos de ses maîtres, à l’université, qui plaçaient sans vergogne la France au-dessus des autres nations européennes et glorifiaient son action en Algérie et outre-mer. Même Stanislas Julien, son professeur de chinois fin connaisseur de l’Asie, y allait de son couplet quant à la supériorité de la race blanche sur les autres. Que n’étaient-ils venus en Chine, car ils y auraient découvert un pays, un peuple, une culture, bref, une civilisation aussi brillante - sinon plus par bien des aspects ! - que la civilisation judéo-chrétienne… surtout, une civilisation qui avait traversé les millénaires presque sans changer, tel un gigantesque animal fossile que les guerres et les catastrophes naturelles n’avaient pas réussi à détruire.
La Chine, survivance du temps jadis, de celui des magiciens, des tarasques et des fées… où les princes charmants étaient encore capables de réveiller les belles endormies…
Lorsqu’il rouvrit les yeux, le ciel d’un bleu si intense qu’il semblait palpable se reflétait dans le canal adjacent de la rivière de Suzhou.
Il respira un grand coup.
Un sentiment de plénitude l’envahit.
Un héros, obligatoirement, doit se sentir seul au monde, différent des autres, porté par une ambition si forte qu’elle doit demeurer secrète sous peine d’être pris pour un fou, guidé par une bonne étoile qui n’est pas celle de ses congénères et qu’il est le seul à voir… Un héros, forcément, est à la fois un peu aveugle et un peu sourd, mégalo, autiste, inconscient et irresponsable, sinon il ne saurait être ce qu’on appelle un vrai héros…
Antoine acheva son bol de riz au ragoût de porc à la citronnelle, puis, toujours aussi euphorique, il embrassa du regard le morne horizon des rizières qui s’étendait au loin et vit soudain monter de derrière les collines ces masses de nuages tourmentés annonciatrices de pluies diluviennes.
À Shanghai, le temps peut changer en l’espace de moins d’une demi-heure et des trombes d’eau succéder brusquement aux rayons brûlants du
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