La guerre de l'opium
soleil. Le sol calcaire de sa région réagit comme une éponge : l’eau n’y stagne pas et les flaques sèchent en quelques minutes. Les plantes et les arbres, qui profitent de cette alternance entre la pluie et le soleil, y poussent à une vitesse accélérée, surtout le riz. La nature y est généreuse, même si elle est insuffisante pour les hommes, compte tenu de leur extrême concentration démographique dans cette région du delta du fleuve Bleu.
L’apprenti diplomate se leva, fit quelques pas vers l’eau et aperçut les grosses carpes qui affleuraient à sa surface, leur bouche-museau à moitié hors de l’eau.
La carpe est à l’eau douce ce que le cochon est à la ferme. Dotées d’une bouche qui ressemble à un groin, les carpes gobent et dévorent tout ce qu’elles trouvent sur leur passage, récurant la vase des fleuves, des rivières et des mares de tous les miasmes et de toutes les ordures que les humains y déversent.
Cela faisait à présent un peu plus de dix mois que le Français, qui s’était habitué sans peine à ces conditions climatiques si éloignées de celles de son Dauphiné natal, était arrivé dans cette ville-marché dont il connaissait à présent le moindre quartier. Grâce à sa pratique du mandarin, son immersion dans le grand bain bouillonnant de la société chinoise s’était faite le plus naturellement du monde. Il n’avait d’ailleurs pas mis longtemps à apprendre les quelques mots de dialecte shanghaien nécessaires pour se faire comprendre par l’homme de la rue. Libre comme l’air, il n’avait pour le moment de comptes à rendre à personne. À croire que le ministère des Affaires étrangères avait oublié son existence, il n’avait aucune nouvelle de la France, pas plus que de l’arrivée à Shanghai de M. de Montigny… Ce silence des autorités françaises ne l’empêchait pas de dormir.
Loin de lui peser, cette oisiveté lui permettait au contraire de mener sa barque à sa guise et il avait pris goût à cet état d’indépendance et de liberté totale d’aller et de venir.
Au bout de deux semaines, et malgré les efforts déployés par le père Freitas pour l’y retenir, il avait quitté la maison communautaire des jésuites pour s’installer au bord de la rivière de Suzhou, dans une confortable villa qu’il avait louée à un général déchu de son commandement par les Mandchous. Il en occupait tout le premier étage, la famille du militaire n’ayant conservé que l’usage du rez-de-chaussée. Le loyer, des plus modiques et qui permettait au militaire de faire vivre sa famille, comprenait la mise à disposition d’une vieille amah silencieuse et efficace qui pourvoyait à son entretien et lui servait de cuisinière.
Le militaire avait deux filles, Fleur Lumineuse et Douce Pivoine, âgées respectivement de dix-huit et vingt ans. Les deux pimprenelles n’étaient pas indifférentes au charme de ce séduisant nez long arrivé à leur domicile. Dès qu’il mettait un pied sur le balcon, elles déboulaient dans le jardin en riant et en gloussant. Un beau matin, profitant de l’absence de leurs parents, elles s’étaient même glissées dans sa chambre pour assister à son réveil. Lorsqu’il avait ouvert un œil, après avoir entendu des fous rires étouffés, son sexe en érection criait famine et, si la peur du scandale ne l’en avait empêché, il les eût volontiers invitées à le rejoindre sur sa couche, surtout Fleur Lumineuse, plus délurée et surtout bien plus jolie que sa sœur aînée. Résigné, il leur avait poliment enjoint de quitter sa chambre. Le soir même, pour combler sa fringale, il s’était rendu dans l’une des maisons closes du quartier « de la pluie et des nuages », où, moyennant la somme dérisoire d’un ou deux liang de bronze, on pouvait disposer de trois ou quatre putes à la fois qui s’occupaient de vous jusqu’au petit matin. Craignant de perdre leur emploi et leur statut, habituées à être maltraitées, les prostituées étaient toujours aux petits soins avec les clients, surtout lorsqu’ils payaient rubis sur l’ongle. Les filles venaient le plus souvent des campagnes reculées, où elles étaient achetées par des rabatteurs moyennant un petit rouleau de sapèques. C’était toujours mieux que d’être jetées à la rivière, comme c’était le cas de beaucoup de leurs petites sœurs…
C’était la première fois qu’il entrait dans l’un de ces innombrables lieux de
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