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La guerre de l'opium

La guerre de l'opium

Titel: La guerre de l'opium Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jose Frèches
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toutes, bref, une de ces senteurs douces, sournoises, qui cachent bien leur jeu quand on songe aux effets produits par la substance en question. Au rez-de-chaussée, dans une salle commune où les lits-planches étaient empilés contre les murs noircis par la fumée, l’établissement accueillait les clients les moins aisés. Recroquevillés sur leurs grabats, ils se contentaient de mâcher une petite boule si compacte qu’elle était devenue infumable. Résidu de résidu, récuré dans les fourneaux des pipes des consommateurs plus riches, cet opium était aussi le plus toxique et il n’était pas rare de voir certains de ses consommateurs tomber raides morts après l’avoir patiemment mastiqué. Le dernier étage était réservé aux consommateurs huppés. Ils y étaient installés dans des box individuels situés de part et d’autre d’un long couloir central. La pâte fraîche d’opium à peine cuisiné avait bien meilleur goût que celle qui était donnée aux pauvres. D’ailleurs, la même dose valait environ dix fois plus cher… Un serviteur obséquieux avait placé une minuscule boulette encore toute fumante dans le petit fourneau d’une longue pipe au tuyau de bambou avant de la tendre à Vuibert avec autorité. À la première bouffée, légèrement inquiet mais déterminé à mener l’expérience jusqu’à son terme, il avait ressenti une incroyable sensation de bien-être. Puis, à la deuxième, tout s’était mélangé dans sa tête : bourdonnements des mouches, grésillements des lampes à huile, grognements des clients, lueurs blafardes et bouffées sirupeuses. Il était aspiré vers le ciel, tel un oiseau qui prend son vol du haut d’un inaccessible sommet…
    Il ne se sentait plus le même homme. Il était tout-puissant, beau et invincible, en passe de devenir le maître du monde. Ses ailes déployées faisaient l’admiration des nuages. La vie à venir s’annonçait bien plus belle et facile que celle qu’il quittait. Les rêves les plus fous devenaient soudain accessibles. Les quatre murs du minuscule box où il était enfermé s’étiraient vers un doux néant où rien n’était palpable. Il se sentait flotter dans un univers sans limites. Promu maître du temps et de l’espace, il exultait devant le spectacle des nuées bleues à ses pieds et des trouées rouges à sa tête. Tel un dragon céleste, il s’était mis à voyager dans les nuages, depuis Paris jusqu’à Shanghai. Vue du ciel, la terre était un animal fabuleux splendide et émouvant. Les continents défilaient à toute allure, désertiques ou luxuriants, lisses ou plissés, lovés sur eux-mêmes ou étirés en longueur… Autour, la mer était plate ou rugueuse, selon le temps. Il y avait plongé avec délice et visité, au gré des courants, des grottes violacées, des massifs coralliens incandescents ainsi que d’immenses forêts d’algues verdoyantes qui ondulaient comme des serpents…
    Le serviteur repassait environ tous les quarts d’heure et la même pipe faisait le tour des box situés à son étage avant de revenir à la « cuisine   » où une nouvelle dose de drogue fraîche était préparée. Ceux qui, comme Antoine, aspiraient la fumée en premier, payaient plus cher que les derniers, car plus l’opium est cuit et moins il produit d’effet.
    Mais comme une pierre lancée vers le ciel et qui finit toujours par retomber, dès la cinquième bouffée, le bien-être et l’euphorie où baignait notre Français s’étaient brutalement dissipés pour laisser place à une sourde montée d’angoisse et de tristesse.
    Et le retour sur la terre ferme avait été aussi douloureux que la montée au firmament avait été plaisante.
    D’un seul coup, sa langue avait enflé tandis que de terribles crampes paralysaient ses jambes. La bouche sèche et grelottant de fièvre, prisonnier de son corps inerte, il se sentait peser des tonnes, cadenassé dans son propre tombeau, englouti par une nuée opaque et maléfique, glissant lentement dans le gouffre sans fond du néant où se mêlaient l’angoisse, la peur et le vertige.
    Dans un ultime réflexe de survie et rassemblant le peu qui lui restait de forces, d’un revers de la main, il avait repoussé la sixième pipe avant de se lever, titubant comme un ivrogne. Puis, malgré l’insistance du serveur qui cherchait à le retenir, il avait réussi à s’extirper de ce piège mortel. Arrivé devant chez lui, il s’était effondré sur le perron où son

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