La guerre de l'opium
enthousiasme de la part d’un homme d’affaires qui n’était sûrement pas, vu le poste qu’il occupait, un enfant de chœur.
C’est alors que le Portugais, décidant d’entrer en matière, vola à son secours.
— M. Vuibert dispose, en fait, de pas mal de temps libre…
— Vraiment ? s’écria l’Anglais en souriant.
— C’est exact ! Le consul de France, dont je dois préparer l’installation ici, a retardé son arrivée, précisa sobrement Antoine Vuibert après s’être raclé la gorge.
— Cela tombe à merveille ! Je cherche un partenaire dans le domaine des antiquités. Ici, les gens se débarrassent de ce qu’ils croient être des vieilleries, et qui peuvent valoir des fortunes à Londres… J’imagine qu’à Paris, ce doit être la même chose !
— Certaines antiquités se payent en effet très cher…
— Il s’agirait d’une association où chacun, bien entendu, serait gagnant… Vous vous chargeriez de la France et moi de l’Angleterre, sachant que nous ferions cause commune pour ce qui concerne l’approvisionnement et le transport de la marchandise ! expliqua, en gloussant, l’Anglais, dont les doigts bagués virevoltaient dans les airs.
— À vrai dire, je n’avais pas pensé à un tel commerce, se borna à répondre Antoine.
Tout l’étonnait chez cet Anglais fantasque : ses mains qui ne ressemblaient pas à celles d’un homme d’affaires mais plutôt à celles des gitanes postées sur les ponts de Paris et qui s’emparaient des mains des passants pour y lire l’avenir ; ses doigts boudinés ornés de plusieurs bagues ; cette ostentatoire chaîne d’or qui barrait son ventre rebondi… mais surtout, cette proposition d’association dans le domaine des antiquités, de la part d’un marchand d’opium, opérant de surcroît chez Jardine & Matheson, où l’on ne devait pas être partageux pour deux sous…
— Les objets d’art chinois valent de plus en plus cher en Europe… L’idée de M. Niggles tombe à point nommé ! s’écria le Portugais en lançant un coup d’œil appuyé à Antoine, qu’il sentait légèrement sur la réserve.
— Si cela vous chante, nous pourrions aller ensemble à Canton. C’est une ville très riche où les antiquaires sont bien plus nombreux qu’à Shanghai. J’y ai de surcroît une sorte de rabatteur…
Vivement encouragé du regard par Freitas, Antoine répondit :
— Pourquoi pas ? Je ne connais pas Canton. Je projetais de m’y rendre. Ce sera avec plaisir que j’irai avec vous. D’après ce qu’on m’a dit, c’est dans cette ville que MM. Matheson et Jardine ont commencé leurs affaires.
— Et même de façon assez héroïque… ajouta Niggles avec un geste théâtral appuyé.
— Vraiment ?
— Songez qu’au printemps de 1817, William Jardine décida de plaquer son métier de médecin à bord des navires de la vénérable East India Company pour expédier à Canton une première cargaison d’opium.
C’était à dessein que l’Anglais, désireux d’épater son beau petit Français, avait donné à Jardine, qui n’était qu’infirmier, le titre de médecin.
— Il n’avait pas froid aux yeux, en effet… murmura le Français, rêveur.
— L’avenir appartient à ceux qui acceptent de changer de trajectoire. On appelle cela forcer le destin… Si un médecin avait fait le saut dans le grand bain des affaires, pourquoi un apprenti diplomate ne pourrait-il pas en faire autant ?
— Monsieur Niggles, vous avez cent fois raison ! s’écria le jésuite.
— À cette époque, la Compagnie des Indes orientales ne s’intéressait pas à l’opium. Pas assez chic. Trop risqué… Arrivé sur place, sir William rencontra un compatriote du nom de Daniel Magniac qui avait créé une petite compagnie de commerce. Fin 1820, Jardine entra au capital de cette firme qui fut alors rebaptisée Magniac, Jardine & Co, poursuivit l’Anglais.
— Et M. Matheson dans tout ça ?
— Matheson importait déjà de l’opium en Chine. Sa réputation de commerçant hors pair était parvenue aux oreilles de Jardine, lequel embaucha son jeune compatriote comme fondé de pouvoir chez Magniac & Jardine en 1827. Cinq ans plus tard naissait la compagnie Jardine & Matheson… L’alliance de l’aventure et de la prudence.
— Je vois. Très intéressant…
— Les deux hommes étaient parfaitement complémentaires. Autant M. Jardine fut un
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