La guerre de l'opium
s’accordait parfaitement avec le doux bruissement de la musique des volatiles.
Elle était si absorbée par l’observation de ces adorables bambins qu’elle sursauta au moment où elle sentit qu’on lui tapotait l’épaule. Vivement, elle leva les yeux. Trois hommes l’entouraient. Ils portaient tous une vareuse de coton bleu foncé et un brassard rouge au bras gauche.
Les oiseaux cessèrent brusquement de chanter, ce qui n’était pas de bon augure.
— Lève-toi et suis-nous ! assena l’un des brassards rouges.
— Qui êtes-vous ? s’écria-t-elle, prête à s’esquiver.
Mais s’enfuir était impossible car les trois lascars la serraient de trop près.
— Pose pas de questions !
— Que me voulez-vous ? Il doit y avoir erreur sur la personne. Je ne vous connais pas.
Deux des hommes l’empoignèrent à chaque bras pour la mettre debout de force tandis que le troisième élevait sa longue badine en direction des enfants qui avaient assisté à la scène, figés par la terreur.
— Vous deux, foutez-moi le camp d’ici ! Sinon, gare à vos fesses !
La jeune femme observa avec tristesse le frère et la sœur prendre leurs petites jambes à leur cou.
Elle avait beau se débattre comme un animal pris au piège et protester qu’il y avait maldonne, les trois sbires la traînèrent fermement et au pas de course vers la Rivière des Perles, où les attendait une vilaine barque dotée d’une dizaine de rameurs portant le même brassard rouge. Au premier coup de rame, tous les bateaux alentour s’écartèrent aussitôt pour les laisser passer. Ses ravisseurs, visiblement, faisaient peur à ceux qui croisaient leur route.
— Vous allez au moins me dire où nous allons ! hurla-t-elle, hors d’haleine, après avoir été forcée de s’asseoir sur l’unique banc de l’embarcation.
— Voir le chef Liang ! se borna à répondre un des brassards rouges avant de la bâillonner.
Le bateau, qui suivait le fil du courant, descendit le fleuve aux eaux boueuses en longeant de longues rangées de pieux fichés dans la vase auxquels les pêcheurs accrochaient les filets pour capturer les poissons apportés là par la marée haute.
La peur tenaillait Jasmin Éthéré : la seule façon de fausser compagnie à ses ravisseurs eût été de se jeter à l’eau mais, étant donné qu’elle n’avait jamais appris à nager, la question ne se posait même pas. Bientôt, le port de guerre de Canton apparut dans la brume de chaleur, avec ses dizaines de jonques de haute mer et de combat reconnaissables à leurs oriflammes déployées sur leurs mâtures et à leurs coques pansues décorées d’écaillés de dragon.
Un navire de combat, avant même d’entrer en action, se doit d’intimider l’adversaire.
Après avoir frôlé la gueule d’un monstre marin peint de couleurs criardes, la barque accosta contre un ponton assez vermoulu sur lequel les attendait une escouade d’individus en armes qui portaient le même brassard rouge. Quelques instants plus tard, Jasmin Éthéré était conduite à l’intérieur d’une haute bâtisse aux murs grisâtres avant d’être traînée dans un long couloir sombre. Elle comprit qu’elle était en prison. Dans une odeur nauséabonde, elle entendait des gémissements, tandis que des mains s’agrippaient aux barreaux des cages où elle pouvait apercevoir des formes en haillons.
Sans lui laisser le temps de reprendre son souffle, on la poussa sans ménagement dans une pièce enfumée située tout au bout de ce long couloir de souffrance et de déchéance. Lorsqu’on lui enleva son bâillon, elle s’abattit sur le sol, épuisée.
— Vous êtes Jasmin Éthéré, l’épouse du prince Tang… fit un homme à l’aspect chétif qui tirait sur sa pipe à tabac.
Il était assis derrière un bureau minuscule et la regardait avec un mélange de cruauté et de dégoût, comme si elle n’était qu’un tas d’ordures.
— Je ne vous répondrai pas tant que vous ne m’aurez pas dit ce que vous me voulez ! lâcha la belle contorsionniste, tandis qu’on la hissait sur une chaise.
Le visage de l’homme chétif disparaissait derrière les volutes bleuâtres qui s’échappaient du fourneau de sa pipe. Il se tassa un peu plus dans son fauteuil et lui dit d’une voix mielleuse :
— Ceux qui refusent de parler ne ressortent pas d’ici tant qu’ils n’ont pas tout dit !
— Je n’ai rien fait de mal à personne !
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