La guerre de l'opium
Désormais figée comme une statue de bois, elle était si exténuée qu’elle ne put s’empêcher de fermer les yeux, malgré la présence de ces ombres faméliques qui la serraient de près et dont elle sentait le souffle fétide.
Peu à peu, son cœur s’apaisa. Elle réussissait à faire abstraction de cette geôle et de son repoussant contenu. C’est alors que lui vint à l’esprit un passage du Livre de la Voie et de la Vertu dont Tang se plaisait à citer les mots étranges et beaux. Des propos qui la laissaient toujours perplexe tant elle les trouvait choquants, et, pour tout dire, contraires à l’élémentaire bon sens.
Laisser les choses suivre leur cours, prêtes à céder comme la glace qui va se rompre pour devenir indiscernables comme les eaux mêlées…
La suprême sagesse consistait à ne pas lutter contre ce qui est inéluctable. Les forces de la nature étaient si gigantesques que l’homme n’avait aucun intérêt à s’y opposer, sous peine d’y laisser toute son énergie. Ne pas agir était ainsi le suprême privilège des gens forts…
Elle n’avait jamais osé dire à son amant à quel point cette invite à la soumission et cet encouragement à baisser la garde la laissaient perplexe et même lui paraissaient indignes des êtres forts et des combattants. Mais à présent qu’elle se retrouvait prisonnière dans cet obscur cachot d’où elle risquait de ne jamais sortir, les phrases du Livre de la Voie et de la Vertu avaient une résonance nouvelle. Elles prenaient même tout leur sens et lui dictaient la conduite à suivre : révéler le but du voyage de Tang en faisant état de l’existence de La Pierre de Lune était exclu, car cela revenait à les envoyer tous les deux à la mort. En revanche, laisser libre cours aux choses, pour mieux les maîtriser, ainsi que le prônait le Vieux Sage Laozi… était la voie à suivre.
Lorsqu’elle rouvrit les yeux, elle constata que ses compagnons de cellule dormaient à poings fermés, serrés les uns contre les autres. Dans le couloir, les torchères étaient éteintes et il ne restait plus que les deux gardiens assis sur leur banc en train de ronfler copieusement. Elle se leva avec précaution, enjamba un à un les corps, en prenant garde de ne pas les effleurer, et atteignit sans peine la grille du cachot. L’espacement de ses barreaux était bien trop étroit pour laisser passer un corps humain, fût-il aussi souple que le sien. Accablée, elle s’apprêtait à retourner à sa place lorsqu’elle aperçut, à l’autre bout du couloir, la lueur vacillante d’une flamme.
Quelqu’un venait.
Autour d’elle, les spectres semblaient être rentrés sous terre car plus rien ne bougeait dans la geôle où chacun retenait son souffle. Elle se plaqua sur le côté, comme elle put et haletante, tandis que la flamme se rapprochait. Elle entendit le chuintement de la grille de la cellule qu’on venait d’ouvrir, et soudain elle fut aspergée de lumière.
Un homme de faible taille lui faisait face. Elle ne pouvait pas distinguer son visage, à cause de la lumière.
— Je savais bien que la cellule des petits trafiquants d’opium ne vous conviendrait pas… Lorsqu’ils sont en manque, ces hommes deviennent des fauves enragés. Ils se battent comme des loups affamés. On en a surpris qui s’entre-dévoraient au petit matin… Or je tiens à vous conserver entière avant d’avoir vos confidences…
Jasmin Éthéré reconnut la voix de Liang, que son ton doucereux rendait encore plus insupportable. Clignant des yeux, prête à l’abreuver d’insultes, elle se domina et s’abstint de répondre. Promptement extraite du cachot, elle fut traînée sous bonne escorte à travers un labyrinthe de couloirs avant d’être poussée vers une ouverture qui débouchait sur un étroit boyau. Au bout de celui-ci, on la poussa sauvagement dans un escalier en colimaçon où elle ne dut qu’à sa souplesse de chat de ne pas se rompre le cou.
— L’endroit est petit mais vous y serez plus tranquille que là-haut ! lui lança le chef Liang en ouvrant la lourde porte grillagée de l’une des trois cellules qui donnaient sur le palier où elle s’était retrouvée sur les fesses après avoir dégringolé l’escalier.
Lorsqu’elle fut propulsée dans l’obscurité de son nouveau cachot et qu’elle voulut se relever, sa tête heurta violemment le plafond. La station debout y était impossible. Une fois la grille refermée, elle
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