La guerre de l'opium
faire des garçons et surtout pas des filles, en somme un vulgaire paillasson sur lequel on s’essuie allègrement les pieds… bref, tout ce qu’elle refusait d’être !
Du coup, en proie au doute, elle se sentait moins rassasiée par le Heqi.
Même si elle continuait à être comblée par les savantes caresses de son amant, elle y répondait avec un peu moins d’allant. Elle ne voulait pas être réduite au simple rôle d’esclave soumise aux bons plaisirs de Tang, alors même que sa liberté primait sur tout le reste.
Elle huma à nouveau le jasmin. Les effluves de la fleur étaient si forts qu’elle en fut imprégnée. À ses pieds, un rouge-gorge vint se poser. La présence de cet oiseau ne pouvait être anodine. Après avoir chanté trois notes éblouissantes, la minuscule boule de plumes battit des ailes et repartit. Les oiseaux arrivent et repartent aussitôt, comme les notes musicales. Elle se vit à la place de l’oiseau, à la façon de Zhuangzi quand le grand philosophe se voyait en papillon.
À deux reprises, Tang avait lu ce célèbre passage des écrits du grand maître à penser :
Jadis, Zhuang rêva qu’il était un papillon voltigeant et satisfait de son sort, ignorant qu’il était Zhuang lui-même. Brusquement, il s’éveilla et s’aperçut avec étonnement qu’il était Zhuang, de sorte qu’il ne sut plus s’il était Zhuang rêvant qu’il était un papillon ou bien un papillon rêvant qu’il était Zhuang… Entre lui et le papillon, il y avait pourtant un écart. C’est ce qu’on appelle la différenciation entre les êtres…
Elle songea aussi au dicton du petit pigeon qui peut apporter de grandes nouvelles.
Quel genre d’annonce était donc venu lui faire ce rouge-gorge ?
C’est alors qu’au milieu des senteurs du jasmin qui apaisaient son cœur, elle se posa la seule question qui en valait la peine, demeurée enfouie au plus profond d’elle-même : aimait-elle vraiment le prince Tang ?
Sur-le-champ, elle constata qu’elle était bien incapable de répondre par l’affirmative, ce qui, en soi, était déjà un signe… Hier, aurait-elle dit la même chose ? Elle était « chien un jour et chat le lendemain »…
Les phrases du Manuel de la Fille Claire traversaient à présent son esprit, comme autant d’encouragements à prendre son envol et à s’éloigner de son amant…
Avec l’autre, faire partie d’un tout indissociable et accepter de s’y perdre.
Cet adage que Tang lui ressassait à loisir, elle souhaitait désormais le faire mentir. Elle ne voulait pas être « sa » chose. Elle n’avait aucune envie de se perdre en lui. Ce qu’elle craignait par-dessus tout, c’était de devenir l’esclave de ses désirs. Son esclave. Le danger était réel. Déjà, elle avait presque été obligée de tempêter auprès de Tang pour qu’il consentît à la laisser aller seule au parc du Tigre, lequel n’était pourtant pas très éloigné de la maison de Sérénité Accomplie !
Certains jours, quand l’inactivité lui pesait trop, elle se prenait à regretter la dure vie qu’elle avait menée jusqu’ici : les affres de la scène et les incessants périples de ville en ville, les avances des spectateurs avinés mais aussi leurs applaudissements frénétiques devant les prouesses que son corps souple était capable de réaliser, la fierté mêlée de crainte d’exhiber sa beauté et de donner ainsi envie aux hommes de la posséder.
Certes, elle jouissait de conditions matérielles bien meilleures qu’hier, mais ce qui manquait le plus à Jasmin Éthéré, c’était la faculté de mener sa barque comme elle l’entendait.
En vous accouplant, considérez votre partenaire comme un vulgaire vase d’argile et pensez à vous-même comme à un objet précieux…
La veille au soir, lorsque Tang lui avait lu cette maxime tirée du même livre, Jasmin Éthéré avait été frappée par sa force poétique. Contrairement aux idées reçues, il fallait, en amour, d’abord penser à soi. Elle ne voulait pas devenir un pot d’argile. L’objet précieux qu’elle était, il fallait le rester.
Elle fit quelques pas pour aller s’asseoir à l’écart des promeneurs sous les frondaisons protectrices d’un sorbier rempli d’oiseaux qui piaillaient à qui mieux mieux. Devant elle, deux bambins, le frère et la sœur à en juger par leur ressemblance, jouaient au cerceau en chantant des comptines. Le son aigu de leurs voix juvéniles
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