La guerre de l'opium
aller à cette marque d’impatience.
Deux jours plus tôt, Rosy Elliott avait fait savoir à La Pierre de Lune qu’elle avait besoin de lui pour servir d’interprète chez l’antiquaire Sérénité Accomplie.
— Je te sens tout fébrile, mon amour. C’est ce que t’a dit ce Tang qui continue à te tracasser… Après tout, tu es libre de ne pas te rendre chez cet antiquaire !
— Je ne peux pas. Le domestique de Mme Elliott m’a expliqué qu’elle tenait beaucoup à ce rendez-vous auquel devrait participer un certain Jack Niggles… dit-il d’un air maussade.
— Ce nom me dit quelque chose…
— Tu l’as sûrement aperçu l’année dernière, à la réception du consul britannique. C’est le directeur de la compagnie Jardine & Matheson en Chine.
— À présent que tu m’en parles, son visage me revient. Il est petit et plutôt grassouillet. Pour autant, je n’ai que faire de ce Niggles, pas plus, d’ailleurs, que de ces antiquités dont les Elliott semblent si friands.
— La fois précédente, M. Elliott accompagnait sa femme…
— La belle affaire ! Quand je pense à la façon dont ce gros consul impoli a traité maman… Je n’ai aucune envie de le revoir… lâcha Laura d’une voix lasse.
Elle supportait mal cette chaleur moite qui s’était abattue dans la cour inondée de rayons du soleil.
— Tout gros consul impoli qu’il est, il garde la haute main sur le rapatriement de ses ressortissants lorsqu’ils n’ont pas les moyens de se payer le voyage de retour ! lui objecta son amant.
Elle se raidit.
— Je te trouve d’un seul coup bien intéressé ! Cela ne te ressemble pas…
— Je pense à ta mère, que je trouve de plus en plus pâle et fatiguée. Tiendra-t-elle à ce rythme ? Un jour, peut-être, lui faudra-t-il songer à rentrer dans son pays d’origine…
— C’est vrai qu’elle se donne corps et âme à ses activités caritatives… Elle dort peu et mange encore moins… Et pour tout dire, elle me fait un peu pitié… soupira la fille de Barbara.
Elle porta nerveusement son poing à sa bouche avant d’essuyer furtivement ses yeux où des larmes venaient de perler. La Pierre de Lune, comprenant que quelque chose n’allait pas, s’agenouilla devant elle et lui murmura :
— Mais que se passe-t-il, mon amour de Laura ? Tu n’as pas l’air dans ton assiette !
Laura parut réfléchir, essuya son front en nage avec un mouchoir et le regarda d’un air angoissé, incapable de proférer la moindre parole, comme si ce qu’elle avait sur le cœur était trop difficile à avouer.
— Eh bien, dis-moi… insista-t-il avec douceur.
— Tu veux savoir ?
— Oui !
Alors, ses yeux plongés dans les siens, elle murmura dans un souffle, la voix étreinte par l’angoisse :
— Que dirais-tu si je t’annonçais que nous allions avoir un enfant ?
— Je serais le plus heureux des hommes si ton ventre devait s’arrondir comme la panse d’un vase ding ! répondit, du tac au tac, le jeune homme dont le visage s’illumina.
Sans qu’il eût à hésiter une seconde, les mots étaient venus à sa bouche, prouvant à son amante, s’il en était besoin, qu’une telle perspective le comblait de joie.
— Tu es un être merveilleux… Béni soit le jour où je t’ai rencontré ! s’écria-t-elle, soulagée, avant d’éclater en sanglots.
Cela faisait des jours que Laura ne vivait plus, passant de l’euphorie au désespoir, terriblement seule et démunie face à ce qui lui arrivait.
Elle avait commencé par mettre sur le compte d’une indigestion alimentaire le ballonnement de son ventre et les nausées de plus en plus fréquentes qu’elle ressentait dès son réveil, à peine posé le pied par terre. Au fur et à mesure que les jours passaient, elle se sentait différente, alourdie et presque dédoublée. Répugnant à inquiéter pour rien celui qu’elle aimait, elle avait attendu d’être sûre de son état avant de lui en parler. Elle s’était désormais rendue à l’évidence : elle éprouvait les mêmes malaises que sa mère lorsqu’elle était tombée enceinte de son frère Joe. Cet enfant, dont elle sentait déjà le petit cœur palpiter en elle, elle se plaisait à imaginer ses yeux en amande, puisque ceux de La Pierre de Lune étaient à peine bridés ; ses cheveux noirs, lisses, brillants et drus comme ceux de son père, à moins qu’ils ne fussent blonds et bouclés,
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