La guerre de l'opium
en faisant abstraction de ce qu’on voit et de ce qu’on ressent, pour ne pas se laisser atteindre sous peine de tomber et de ne jamais pouvoir se relever.
Au bout d’une heure de marche, les taudis où logeaient les préparateurs d’engrais se firent plus rares tandis que les effluves pestilentiels se dissipaient au profit de la bonne odeur de la campagne. Jasmin Éthéré découvrait à présent des lopins de terre de plus en plus coquets où le moindre recoin était cultivé avec soin. Les cultures maraîchères alternaient avec les rizières, transformant la plaine en un damier impeccable sillonné par les buffles, sous les premières lueurs de l’aube.
Après avoir gravi la seule colline présente à l’horizon, ils s’arrêtèrent devant une minuscule mais coquette maison de planches, dont les fenêtres pas plus grandes que des chatières étaient ornées de fleurs.
— C’est là que ma vieille tante habite ! dit Mesure de l’Incomparable, avant de pousser la porte barrée par un grand bandeau rouge sur lequel s’inscrivaient les deux beaux caractères Shuangxi du Double Bonheur.
L’intérieur sentait bon les légumes du potager de la vieille dame. Prêts à être vendus au marché et dûment lavés par l’aïeule, les courges, les tomates, les navets, les choux blancs et rouges, l’ail, les concombres et autre piments s’entassaient dans des paniers d’osier.
Après avoir laissé Jasmin Éthéré dans la souillarde, son neveu entra dans la chambre de sa tante qu’il trouva assise dans son lit, l’air inquiet, car elle se réveillait toujours au moindre bruit.
Dès qu’elle vit son neveu, le visage de la vieille dame s’illumina.
— Je m’excuse infiniment de te réveiller… murmura celui-ci en s’inclinant avec respect.
— Je suis une lève-tôt ! Quel vent faste t’a donc poussé ici, mon cher neveu ? Je viens de mettre des légumes dans le vinaigre. Tu en prendras un pot pour ton père. Je crois me souvenir qu’il aime particulièrement ça !
Malgré un dos cassé par les travaux agricoles, Prune Sombre, dont les mains rugueuses témoignaient d’une longue vie de labeur acharné, ne faisait pas ses quatre-vingts ans. Un beau sourire illuminait les traits réguliers de son visage ridé comme la peau d’une vieille pomme, tanné par le soleil et inondé par les pluies. Sans plus attendre, elle se leva avant de rajuster sa veste de coton puis de passer sa main dans le casque blanc formé par ses cheveux drus coupés à la garçonne. Comme toutes les vieilles paysannes aux pieds cassés, c’est à tout petits pas qu’elle glissa vers lui après s’être hissée sur la pointe de ses extrémités martyrisées en réprimant une grimace de douleur. Enfin, comme si de rien n’était - car une femme ne doit jamais se plaindre de souffrir d’avoir été mutilée -, elle l’embrassa sur le front.
— Bonjour, ô Prune Sombre. J’ai un service à te demander.
— Tu sais fort bien que ta vieille tante n’a rien à te refuser !
— Avec mon amie, nous cherchons un toit pour quelques jours…
— Tu es amoureux ? C’est une maladie plutôt sympathique… fit-elle, considérant d’un air approbateur Jasmin Éthéré, dont l’élégante silhouette apparaissait dans l’encadrement de la porte.
— Pas tout à fait… encore que… Je t’expliquerai… bafouilla-t-il à voix basse, sans se rendre compte que la contorsionniste n’avait rien perdu de ses propos.
— Vous n’avez qu’à prendre ma chambre. Quant à moi, je dormirai sous l’auvent. Les nuits sont douces.
— Je peux très bien y coucher moi-même ! protesta Jasmin Éthéré.
— Les jolies plantes poussent mieux dans la serre… fit la vieille maraîchère en souriant.
— Vous êtes trop généreuse !
Prune Sombre, la mine en coin, les refit passer à la cuisine.
— Vous prendrez bien un bol de ma soupe à la citrouille ? proposa-t-elle à ses deux visiteurs.
Jasmin Éthéré goûta avec plaisir au liquide velouté et doré que ce petit bout de bonne femme venait de lui servir avec le sourire radieux des gens réellement bons lorsqu’ils font goûter à autrui la cuisine qu’ils ont préparée.
— Elle est délicieuse, madame Prune !
— J’ai une certaine habitude des potages, plaisanta la vieille maraîchère. Lorsque j’étais petite, à la maison, nous étions si pauvres que la plupart de nos repas se réduisaient à une
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