La guerre de l'opium
à la poutre glissante de vase. Mais son compagnon la retenait fermement, tout en prenant garde d’éviter les innombrables bateaux qui sillonnaient le fleuve.
Quelques minutes plus tard, ils finirent par s’échouer, exténués, sur l’autre rive.
Ils étaient saufs… heureux d’être sortis entiers et vivants du fleuve. Ils mirent du temps à reprendre leur souffle, allongés côte à côte sur le sol boueux, dans la puanteur des immondices échouées avec eux sur la grève.
Jasmin Éthéré, encore tout étourdie, contemplait le ciel parfaitement clair d’où les nuages avaient été chassés par l’esprit protecteur qui l’avait sans conteste prise sous son aile.
— Je ne te remercierai jamais assez. Tu m’as sauvé la vie ! fit-elle, consciente qu’ils revenaient de loin.
— Comme je t’ai déjà dit, si tu n’étais pas aussi souple, ce sont nos deux vies qu’ils auraient prises !
— Je n’ai pas grand mérite. Je suis contorsionniste. J’ai appris à tordre mon corps sur scène.
— Tu es acrobate ?
— En quelque sorte… Un de mes numéros consiste à m’enfermer dans une boîte cubique d’une coudée et demie de côté…
— Je me disais aussi qu’une telle souplesse, ça n’était pas donné à n’importe qui… J’ai vraiment eu beaucoup de chance de tomber sur une artiste de ta trempe… et si belle…
Le compliment flatta Jasmin Éthéré qui s’assit et regarda en souriant Mesure de l’Incomparable. Elle était touchée par sa simplicité un peu naïve. Il se releva à son tour et lui parut soudain plus grand et plus athlétique que dans la prison. Des nuées de moustiques tournoyaient au-dessus de leurs têtes.
— Ne restons pas trop près de l’eau, nous allons finir dévorés… lâcha-t-il.
À la recherche d’un endroit pour essorer leurs vêtements, ils remontèrent vers le haut de la berge où ils avaient avisé une cabane de pêcheurs abandonnée.
— Vas-y la première ! proposa gentiment le garçon à la fille.
Lorsqu’elle en ressortit, ses vêtements collés à sa peau ne cachant rien de son anatomie et ses longs cheveux lissés avec ses doigts lui donnant un air encore plus juvénile qu’à l’ordinaire, le jeune Han avait déjà eu le temps de se rhabiller, après avoir tordu sa chemise et son pantalon.
À présent qu’elle avait tout le temps de le dévisager, elle ne pouvait s’empêcher de le trouver désarmant de charme.
— Où veux-tu aller ? lui demanda-t-il.
Le visage de la contorsionniste, aussitôt, se rembrunit. Elle repensait aux propos du chef Liang.
— Si je rentre chez moi, la police risque de me cueillir. En vérité, je n’ai guère d’endroit où aller… avoua-t-elle.
— J’ai une vieille tante qui habite un coin tranquille dans les faubourgs de la ville. Elle s’appelle Prune Sombre.
— Joli nom !
— Son époux était maraîcher. Elle est généreuse et nous accordera volontiers l’hospitalité. D’ici à chez elle, il y a moins de deux heures de marche.
Ivre de fatigue et n’ayant guère le choix, Jasmin Éthéré acquiesça de la tête.
Un chemin de halage longeait le fleuve, qu’ils empruntèrent jusqu’au quartier des préparateurs d’engrais. L’odeur de tripaille et d’excréments divers, humains et animaux, y était si irrespirable qu’ils furent obligés de le traverser en gardant leurs mains plaquées sur leur bouche. Dans ces lieux infects et misérables, où s’achevait la décomposition de toutes sortes de déchets organiques, le travail ne cessait jamais. De jour comme de nuit, les matières fécales y étaient déversées dans des fosses à ciel ouvert autour desquelles s’affairaient, tels des bousiers, des gamins aux yeux hallucinés, sans cesse harcelés par d’énormes mouches bleues et luisantes que toute cette putréfaction rendait folles d’excitation. Accroupis au bord de ces petits gouffres de merde, les malheureux gosses tournaient lentement leurs pieux dans ces soupes nauséabondes qu’on laissait fermenter le temps nécessaire pour qu’elles deviennent l’« or brun » des maraîchers.
L’extrême pauvreté peut amener les êtres humains à se mettre tout en bas de la chaîne des espèces, à égalité avec les plus vils des insectes.
Stoïque et contenant tant bien que mal une terrible envie de vomir, Jasmin Éthéré traversa cette zone comme un soldat se doit de fendre le champ de bataille : sans réfléchir,
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