La guerre de l'opium
murmura Niggles d’une voix blanche.
— Je suis confuse, Jack… Je n’ai jamais vu un Chinois refuser de l’argent… D’habitude, ils sont attirés comme les mouches sur ce que je pense… L’attitude de cet individu est pour le moins incompréhensible… J’espère que vous ne m’en voulez pas trop… J’ai d’autres adresses ! Rien n’est perdu ! s’écria Rosy, qui ne savait plus où se mettre tandis qu’un des assistants de l’antiquaire les raccompagnait vers la sortie.
Dehors, la pluie avait cessé. Sous un ciel métallique, la chaleur était écrasante et l’atmosphère d’une moiteur à la limite du supportable pour des constitutions occidentales. Rosy, écarlate et en nage, continuait à se justifier mais Niggles, excédé par ses bavardages, ne lui laissa pas le temps de trouver le moyen de limiter les dégâts. D’un geste, il l’arrêta, comme un policier stoppe un convoi, et lança à la cantonade, d’un ton à la fois las et agacé :
— En attendant, moi, j’ai plutôt envie d’aller dîner tranquillement avec mes amis !
Rosy Elliott ne put que filer de son côté, la mine défaite et sans demander son reste.
Estimant que le seul moyen d’essayer d’éviter que baby face ne continuât à se perdre dans sa fascination pour Laura Clearstone était de faire bonne figure, Niggles ajouta, faussement enjoué :
— Si vous avez une bonne adresse, les amis, c’est le moment de la donner parce que, je vous préviens, j’ai l’estomac dans les talons !
— Et si nous allions au Dragon Rouge ? Ce bateau-restaurant a fort bonne réputation, proposa La Pierre de Lune.
— Il est tard, le Dragon Rouge a déjà dû appareiller ! glissa Laura qui eût volontiers décliné l’invitation de Niggles.
Les nausées l’avaient reprise et elle avait hâte de s’allonger.
— Essayons toujours ! insista Antoine, auquel la perspective de poursuivre la soirée avec la jeune femme n’était pas pour déplaire.
Le restaurant flottant, encore à quai, ne passait pas inaperçu. Sa coque peinte en vermillon s’ornait d’une proue impétueuse, qui empruntait la forme d’un masque de dragon Taotie aux yeux exorbités. Le dragon flottant était sous bonne garde. Une armée de matelots en livrée rouge dissuadaient, fouet à la main, les mendiants et badauds de s’en approcher de trop près.
Ils rejoignirent la queue des convives qui s’apprêtaient à monter à bord pour le dîner, en espérant qu’il resterait des places. Lorsque le maître d’hôtel commença à chipoter sur le fait qu’il ne disposait plus de table de quatre sur le pont supérieur, il suffit à Niggles de sortir de son gousset un liang d’argent pour arranger l’affaire et ils furent aussitôt installés à l’un des meilleurs emplacements à l’avant du navire.
Non loin d’eux, derrière un paravent, Laura Clearstone aperçut des cages où des chiens, des chats, des marmottes, des serpents et des singes attendaient d’être découpés par les cuisiniers.
En Chine, plus le laps de temps est court entre le moment où un animal est tué et celui où il est mangé, quelle que soit son espèce, et plus sa viande est censée garder son souffle et son énergie. Aussi la plupart des grands restaurants disposaient-ils d’un vivarium à mi-chemin entre la basse-cour et la ménagerie…
La jeune Anglaise, que son amour des animaux eût volontiers conduite à être végétarienne, ne put s’empêcher de frissonner devant ce qu’elle considérait comme pure barbarie.
On leur apporta les menus où les plats susceptibles d’être commandés étaient décrits sous la forme de poèmes très correctement versifiés. Tout autour, les rires et les jurons fusaient. La soirée s’annonçait chaude et l’atmosphère était déjà à la fête entre les dîneurs. La plupart avaient à la main leur flasque d’alcool de riz dont ils commençaient à servir des rasades.
— Je vais demander s’il y a du poisson-chat. Cuit dans un potage aux champignons noirs, c’est l’hôte le plus délicieux de ce fleuve ! proposa La Pierre de Lune, à la grande satisfaction de tous, avant de filer vers la cuisine.
N’y tenant plus et profitant de l’absence de Niggles, parti de son côté satisfaire un besoin pressant, Antoine Vuibert crut bon de lancer à Laura Clearstone :
— Je souhaiterais vous inviter à déjeuner un prochain jour… mais seule. Ce jeune Chinois est bien gentil, mais
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