La guerre de l'opium
il est d’un collant ! Ne trouvez-vous pas ?
Antoine Vuibert était loin de se douter de la nature des liens de la jeune femme avec La Pierre de Lune. Plus généralement, aucun étranger appartenant au sexe mâle ne pouvait imaginer, à cette époque-là, qu’il pût exister une idylle entre un Chinois et une étrangère…
— Ce sera difficile. Je suis assez peu libre de mes mouvements… J’ai un petit frère à garder…
— Comment s’appelle-t-il ?
Laura, agacée par la curiosité du Français, fit celle qui n’avait pas entendu et se contenta d’ajouter :
— Maman vit seule, elle ne peut guère compter que sur moi pour s’en occuper… À la maison, nous n’avons pas d’amah !
— L’existence d’un petit frère ne saurait empêcher de vivre sa grande sœur… Des amah, ici, ça se trouve à chaque coin de rue ! lâcha maladroitement Antoine Vuibert.
— Vous jugez de ce que vous ne connaissez pas ! Je n’ai que faire de vos conseils ! lui rétorqua Laura d’une voix blanche.
— Ce n’est pourtant pas ce que ça coûte, une amah… À Shanghai, je paie la mienne trois liang de bronze par semaine. Ce n’est même pas le prix d’un bon repas dans un restaurant de crustacés ! crut bon d’ajouter le Français, loin de se rendre compte qu’il aggravait son cas.
Ses propos quelque peu hâtifs lui valurent une réplique cinglante de la part de la jeune Anglaise :
— Question de principe, monsieur Vuibert ! Il y a deux sortes d’étrangers ici. Ceux qui profitent de ce pays de façon éhontée et ceux qui essaient d’aider l’immense majorité des Chinois à sortir de leurs terribles conditions d’existence !
C’était dit si sèchement qu’Antoine, désappointé, accusa le coup, avant d’essayer de se rattraper, conscient de sa bévue.
— Pourquoi me placez-vous d’emblée dans le camp des exploiteurs, mademoiselle Clearstone ?
— Il suffit de vous écouter parler !
— Qu’ai-je donc dit de mal ?
— Ce n’est pas à moi de le souligner !
— Vous êtes bien dure avec votre serviteur, mademoiselle Clearstone…
— Savez-vous que je suis fatiguée par la chaleur ? fit Laura qui souhaitait en rester là.
Antoine, dont l’amour-propre sortait blessé de cette épineuse passe d’armes verbale, serrait les poings tout en regardant la fille de Barbara d’un air à la fois suppliant et vexé.
— Figurez-vous, mademoiselle, que je suis en train de me demander si vous souhaitez que nous lions connaissance ! bafouilla-t-il en désespoir de cause.
— Vous répondre par l’affirmative serait mentir…
La réplique avait fusé, laissant le Français estomaqué par l’aplomb de cette jeune Anglaise. Lui qui, d’ordinaire, plaisait à la gent féminine avait le sentiment d’être traité de façon terriblement injuste. Il se perdait en conjectures. Qu’avait-il fait de mal à Laura Clearstone ? Pourquoi était-elle aussi agressive à son égard ? Il ne voyait pourtant rien de répréhensible dans les propos qu’il lui avait tenus et encore moins dans son attitude.
Un roulement de tambour couvrit alors le brouhaha des convives puis le masque de dragon Taotie émit un craquement, tandis que la cinquantaine de rameurs entassés dans sa cale mettaient le bateau en mouvement à la force de leurs bras. Les eaux du fleuve bruissèrent au moment où sa coque rutilante s’écartait lentement de la rive.
Sous les vivats des clients attablés qui levaient leurs verres remplis à ras bord d’alcool de riz, le restaurant flottant appareilla dans un nuage de fumée et au son des pétards.
Le repas commença, avec sa kyrielle de plats auxquels Laura était incapable de toucher, pour s’achever par le fameux poisson à moustaches triomphalement dressé sur son plat dans son habit de sauce rouge.
Au bout de deux heures, tandis que le navire qui voguait à présent dans la nuit noire remontait lentement à contre-courant vers son port d’attache, le serveur leur apporta les tranches de pastèque destinées à faire passer le festin qu’ils avaient ingurgité. Le repas tirait à sa fin.
C’est alors que leur table manqua d’être renversée par un terrible coup de roulis provoqué par une violente rafale.
— Les souffles se lèvent et les eaux s’agitent. Quand l’air et l’eau combattent, ce n’est pas de bon augure… s’écria La Pierre de Lune, en regardant fixement
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