La guerre de l'opium
mettaient en joue.
Profitant de la présence d’un mât qui les cachait au regard des intrus, Niggles s’extirpa du recoin à cordages où il avait trouvé refuge avec Laura et, après l’avoir aidée à enjamber une ancre en équilibre instable et aux pointes aussi acérées et tranchantes que celles d’un poignard, il l’entraîna bon gré mal gré vers l’escalier qui menait au pont inférieur.
— Mais où m’emmenez-vous ? fit-elle, rétive et angoissée à’ l’extrême.
— Je n’ai aucune envie de finir ma vie au bout d’un sabre d’abordage ! Il faut partir d’ici et vite !
— Et eux, que vont-ils devenir ? Nous ne pouvons pas les abandonner… gémit-elle en fixant des yeux les malheureux Vuibert et La Pierre de Lune que les assaillants étaient en train de menotter à l’un des mâts de la jonque, sous les voiles encore dégoutantes de pluie et déchiquetées par la tempête.
— Que voulez-vous faire ? Foncer sur ces pirates pour les libérer ? Allez, soyez réaliste ! Suivez-moi, bon Dieu ! Il n’y a pas d’autre choix ! s’écria le marchand d’opium en la tirant vers lui sans qu’elle résistât, après l’avoir solidement agrippée.
Hors d’haleine, ils se retrouvèrent dans la salle à manger, mêlés à la foule paniquée par l’irruption des pirates. Tenant Laura toujours ferme, le marchand d’opium, qui n’écoutait plus que son instinct, fonça vers la seule porte ouverte. Elle était située à l’avant tribord. Juste au-dessous, un mètre plus bas, l’une des barques des pirates était collée à la coque de l’épave. Elle était vide. Bien décidé à se servir de cet esquif salvateur, il y sauta à pieds joints, manquant de le faire chavirer.
— Sautez ! Mais sautez, vous dis-je ! hurla-t-il en tendant la main à Laura, tétanisée, qui hésitait.
Sauter dans la barque, c’était abandonner La Pierre de Lune à son sort. De tout son être, elle refusait de quitter celui qui était devenu sa moitié et qui lui avait donné l’enfant que son ventre portait. C’était comme refermer la page d’un livre extraordinaire dont elle avait conscience de n’avoir même pas lu le premier chapitre.
— Non ! Je reste ici ! répondit-elle d’une voix blanche.
— Vous êtes folle ! Vous allez périr écrasée ! Regardez un peu ce qui vient derrière vous ! eut le temps de lui hurler Jack Niggles avant qu’une muraille humaine dont il était impossible d’arrêter la progression ne l’obligeât à sauter à son tour dans le canot.
Lorsqu’elle atterrit aux pieds de l’Anglais, folle de peur et en se tenant le ventre de peur de blesser son enfant, elle eut l’impression d’avoir basculé dans un autre monde. Un monde inconnu et hostile, qui n’était plus celui de La Pierre de Lune, même si elle emportait cette minuscule part de l’homme qu’elle aimait enfouie tout au fond de son ventre…
Rageusement, le marchand d’opium lui tendit une rame.
— Prenez ça et faites comme moi !
Serrant les dents et ravalant ses pleurs, Laura rassembla tout ce qui lui restait de forces et se mit à ramer pendant que Niggles, d’un violent coup de gaffe, dégageait leur barque du flanc du Dragon Rouge. Quelques instants plus tard, quand le puissant courant du fleuve commença à les pousser vers l’aval sous l’étincellement des étoiles, la jeune femme, à bout de nerfs, éclata en sanglots.
Abandonner La Pierre de Lune était la pire des épreuves mais elle n’avait pas le choix : elle devait sauver leur enfant.
26
Canton, 15 et 16 juin 1847
Depuis trois jours, il n’arrêtait pas de pleuvoir sur Canton, et Tang, trempé jusqu’aux os, contemplait d’un œil morne le déluge qui s’abattait sur les eaux grises et tumultueuses de la Rivière des Perles. Son débit avait tellement grossi qu’elle affleurait en clapotant au niveau du quai.
Accablé et dépourvu d’énergie, le prince désormais esseulé n’avait plus vraiment goût à la vie. Il était trempé jusqu’aux os et son moral était à l’image de la dépression climatique qui s’était abattue sur la région. Bientôt, la ville entière serait sous les eaux. Dans certains quartiers, le cyclone avait déjà tout emporté sur son passage, dévastant les maisons dont les pans de murs effondrés laissaient apparaître des intérieurs vierges de tout mobilier. Comme les mouches affamées qui s’abattent sur
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