La guerre de l'opium
jusque chez Sérénité Accomplie où il s’enferma dans sa chambre avant de s’affaler tout habillé sur sa couche.
Il se voyait marcher dans une forêt immense et avait l’impression de rendre l’âme, à la poursuite de Jasmin Éthéré dont il distinguait la silhouette, marchant loin devant lui. Il avait beau accélérer le pas, elle restait à égale distance de lui. Angoissé, il se mit à courir comme un fou mais rien n’y faisait : la contorsionniste était inaccessible… Cette poursuite sans fin était épuisante, étouffante. Le flot de son énergie intérieure s’écoulait par sa bouche et par ses narines. Souffrant le martyre, il s’écroula, hors d’haleine et au bord de la syncope, au pied d’un vieux genévrier qui avait réussi à prendre souche dans la rocaille.
Mais de ce qu’il croyait être un arbre, les branches commencèrent à bouger, jusqu’à l’entourer. Douces, chaudes, velues, elles l’enserraient, le câlinaient, le dorlotaient. Il s’y sentait bien comme un enfant dans les bras de sa mère. Relevant la tête, il avait distingué des yeux, noyés dans un amas de fourrure. Un animal le regardait et le tenait dans ses bras. Il s’agissait du singe grâce auquel il avait échappé à la mort sur le mont de l’Emeishan !
Lorsqu’il ouvrit les yeux, encore tout nuageux, il découvrit le visage de Sérénité Accomplie penché au-dessus du sien et comprit qu’il était revenu dans le monde réel.
Son cousin lui tamponnait le front avec une éponge imbibée de vinaigre.
— Tu as eu un coup de soleil. Hier soir, tu délirais encore, en proie à une terrible fièvre qui a heureusement cessé depuis ce matin.
Sa voix était douce, réconfortante.
— Merci… je me sens mieux ! fit-il en avalant une gorgée de thé. Son cousin avait la mine défaite.
— Où étais-tu passé ? Cela fait trois jours que je suis à ta recherche ! C’est Jasmin Éthéré qui te met dans cet état ?
Tang acquiesça et s’assit sur le bord de son lit. Il avait l’air encore plus accablé que Sérénité Accomplie.
— Il est l’heure de dîner. Viens donc avaler un bon bol de soupe. J’y ajouterai une pincée de poivre du Sichuan. Il n’y a rien de tel pour reprendre des forces… lui proposa ce dernier.
— Je n’ai pas faim ! lâcha Tang avec lassitude.
— Viens au moins avec moi ! supplia l’autre.
Ils se rendirent au salon où l’antiquaire se faisait servir ses repas lorsqu’il n’était pas en tournée. Pendant que Sérénité Accomplie s’empiffrait, Tang toucha à peine aux grosses crevettes d’eau douce revenues dans de l’ail et aspergées d’une sauce au soja épaisse comme de la laque.
Une fois les agapes achevées, sans dire un mot, il se leva et se dirigea vers la véranda.
— Où vas-tu ? lui demanda Sérénité Accomplie, quelque peu inquiet.
— Me recueillir devant les tablettes de tes parents…
— Mais pourquoi ?
— J’ai besoin de prier ! lâcha le noble Han en plantant là son cousin qui s’empressa de lui emboîter le pas.
Arrivé devant les stèles disposées devant le tabernacle de pierre où reposaient les esprits des parents de Sérénité Accomplie, Tang alluma deux baguettes d’encens. Concentré à l’extrême, il les planta dans un trépied de bronze rempli de sable puis s’agenouilla et ferma les yeux avant de se mettre à prier les mânes à voix haute.
— Ô chers ancêtres disparus de la vue des hommes, de l’endroit où vous êtes, je vous supplie de prendre pitié de votre très humble serviteur…
Les visages de tous ceux qu’il avait aimés et qui étaient morts défilaient dans sa tête : celui de son père et de sa mère, celui de ses oncles morts au combat, celui de son grand-père dont il se souvenait à peine de la haute silhouette, lorsqu’il avait été emmené par des gardes parce qu’un voisin l’avait dénoncé comme détenant des armes de guerre à la maison, ce qui était rigoureusement faux. Il pria ainsi un bon quart d’heure et, lorsqu’il se releva, les larmes labouraient son visage d’ordinaire impassible.
Sérénité Accomplie, bouleversé, lui murmura :
— Tu ne dois pas perdre espoir, ô mon cher Tang… Je suis sûr que ta femme va revenir !
— Jasmin Éthéré est bien plus que ma femme. Elle est la partie d’un tout sans lequel je n’existe pas moi-même.
— Elle s’est peut-être égarée dans la campagne. Rien ne
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