La guerre de l'opium
plat aux yeux bridés et le désordre qui régnait dans son esprit. On appelait alors « petits Chinois » les enfants qui présentaient ces caractéristiques morphologiques dont la cause était méconnue et qu’on mettait parfois sur le compte d’une lointaine ascendance.
Avant même d’apprendre à marcher, ce qu’il n’avait fait qu’à trois ans, Joe Clearstone alternait les phases d’agitation intense et d’abattement profond au point que ses parents avaient dû se résoudre à consulter un « médecin des âmes » qui avait diagnostiqué un « dérèglement de l’humeur lié à une difficulté relationnelle consécutive au poids de la planète Saturne dans son thème astral ». Le traitement consistait à enfouir l’enfant sous la neige avant de le plonger dans un bain brûlant C’était l’hiver, et Barbara avait profité d’une neige abondante pour tenter l’expérience, mais mal lui en avait pris : le remède avait déclenché un mal pire que les précédents. En sortant de l’eau bouillante, Joe avait fait une crise de nerfs violente et il avait fallu que sa mère appelât Brandon à l’aide pour attacher l’enfant. Rendu fou par ce traitement barbare, l’enfant avait mordu et griffé sa mère jusqu’au sang. La préconisation du « médecin des âmes » avait aussitôt été abandonnée au profit de remèdes de bonne femme moins agressifs, à base de tisanes et de plantes mais qui n’avaient aucun effet sur le comportement du jeune attardé. Peu à peu, Barbara s’était faite à l’idée que son petit Joe débordant de tendresse ne serait jamais un enfant comme les autres, mais elle vivait dans la perpétuelle crainte d’une aggravation de ses crises. Depuis qu’il était né, elle se donnait corps et âme à cet enfant dont elle refusait par avance tout placement dans l’un de ces établissements spécialisés pour débiles mentaux qui commençaient à être construits suite à la promulgation du Lunacy Act {12} .
Joe n’avait pas pu être scolarisé et si sa maman, à force de patience et d’abnégation, lui avait appris quelques rudiments de lecture, d’écriture et de calcul, il maîtrisait avec peine l’expression orale. Seuls ses parents et sa sœur comprenaient son langage enfantin où les borborygmes, à grand renfort de gestes désordonnés, remplaçaient les mots usuels. En grandissant, comme tous les handicapés mentaux lorsqu’ils sortent du monde de l’enfance et découvrent la cruauté de celui des adultes, Joe Clearstone subissait la dure épreuve du regard des autres et les contrariétés qui y étaient inhérentes lui occasionnaient des crises de plus en plus violentes.
Ils prirent un cab pour se rendre chez les Clearstone à l’autre bout de la ville, dans un quartier en pleine rénovation immobilière situé non loin de la tour de Londres, où les immeubles d’habitation remplaçaient peu à peu les baraquements en planches. L’appartement que Nash Stocklett louait aux Clearstone était situé au quatrième et dernier étage d’un des innombrables bâtiments de briques qui s’alignaient de part et d’autre de la rue. À son extrémité, la London City Mission avait construit un temple évangélique dont la gigantesque façade à fronton et à colonnade semblait écraser de sa superbe la monotonie des constructions alentour, toutes sorties du même moule avec leurs façades étroites et austères, qu’un architecte voulant singer les beaux quartiers avait scandées par une rangée de fenêtres de style néogothique flanquées de curieux pilastres de fonte aux chapiteaux corinthiens.
Ils arrivèrent sur le palier. Laura tambourina à la porte et son père vint aussitôt ouvrir.
— Vous avez l’air tout étonné de me voir, Brandon Clearstone… lâcha Stocklett, pas mécontent de son effet.
— Monsieur Stocklett, c’est pire que d’habitude ! Je suis vraiment dans la mouise la plus totale… souffla l’autre, avant de lui faire signe d’entrer.
En traversant le minuscule dégagement de l’appartement, le chef comptable de Jardine & Matheson ne put s’empêcher de jeter un regard furtif vers la chambre de Barbara et de Brandon, qui donnait sur celui-ci. Il vit le lit recouvert de tissu vert pomme à petites fleurs roses. Il ne l’y avait pas encore prise. Il y avait si longtemps qu’il ne lui avait pas fait l’amour qu’il eût été incapable de dire à quand remontait la dernière fois.
Lorsque surgit de la
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