La guerre de l'opium
chevelure ni marcher trop vite, ni se goinfrer de viande, ni boire fût-ce un dé d’alcool, sous peine de ne jamais assister à leur guérison…
On enseignait aussi que la nature était une étrangeté dont l’homme devait se méfier et avec laquelle il fallait composer, au besoin en rusant. Les arbres, les fleurs, les montagnes et les lacs n’étaient qu’un simple décor que l’homme devait façonner, cultiver, aménager et contraindre pour le mettre à son service. Le chiffre Sept, enfin, réglait à lui seul l’ordre du monde : sept étoiles formaient la Grande Ourse; le chiffre sept était l’emblème du Tigre, l’animal roi ; dans le Ciel brillaient Sept Grands Luminaires : le soleil, la lune et cinq planètes. Surtout, les Trois Livres des Rites comportaient sept fois sept, soit quarante-neuf, traités…
Bref, tout était simple et évident : le respect scrupuleux de tous les ordres établis tenait lieu de viatique.
Jusqu’à ce jour d’automne où le père de Tang, un homme toujours impassible, avare d’effusions et de confidences, qui avait refusé son allégeance aux Mandchous, ayant fait le choix de vivre retiré du monde, l’avait convoqué dans le petit bureau où il passait ses journées à composer et à calligraphier des poèmes.
— Tang, le mois prochain tu auras vingt ans et le moment viendra de prendre le bonnet viril. Dans la famille, les garçons ont coutume d’aller gravir une montagne sacrée… Les efforts physiques forment la jeunesse. Je garde moi-même un excellent souvenir de mon excursion au mont Taishan…
— Père, moi, j’aimerais gravir l’Emeishan !
Il rêvait depuis longtemps d’aller visiter ce massif montagneux dont le nom était sorti spontanément de sa bouche. Tous les voyageurs vantaient la beauté de ses paysages faits d’à-pics vertigineux et de trouées d’azur dans les bancs de brouillard. De petits lacs couleur émeraude, telles des gemmes précieuses dans leur écrin, se blottissent au fond des gouffres, et des rochers aux formes torturées surplombent des cascades rectilignes et bouillonnantes. Au milieu des forêts de bambou et des buissons d’azalées on croisait de drôles de plantigrades dont la tête portait d’amusantes lunettes noires. En altitude, au fur et à mesure qu’on approchait de son sommet enneigé six mois sur douze qui culmine à plus de trois mille mètres, là où ne poussent plus que les pins à crochet et les genévriers, des singes à la fourrure épaisse comme de la laine de yak tendaient la main aux pèlerins qui se rendaient au Jinding Si, le temple du Sommet d’Or, ultime étape des pèlerins bouddhistes venus vénérer une énorme statue du bronze d’Amithaba, le Bouddha du Futur, avant d’abandonner à ses pieds des montagnes de fruits et de gâteaux dont les primates s’empiffraient.
— Pas de problème, Tang. Je te laisse le choix… Tu iras donc à Chengdu, mon fils !
La semaine suivante, il avait embarqué pour le Sichuan à bord d’une jonque à fond plat.
C’était un fort long voyage pour qui voulait gagner cette province, en partant de la capitale du Sud.
Il fallait un bon mois pour remonter le cours du Yangzi jusqu’à Chongqing, une énorme ville commerçante construite à flanc de vallée dans un site inoubliable de beauté au confluent du fleuve Bleu et du Jialing.
Avant d’atteindre la célèbre passe des Trois Gorges AF , où le rétrécissement des falaises créait une terrible pression des flots qui pouvait mettre à mal de nombreux navires, on traversait les immenses lacs Dongting et PoYang où des milliers de cormorans s’abattaient sur les eaux limpides pour se gaver de poisson.
Tang avait découvert la force du grand fleuve Bleu aux crues dévastatrices dont les eaux limoneuses permettent à la Chine du Sud d’être le grenier agricole du pays.
Depuis des siècles, les dirigeants de la province du Sichuan avaient fait de l’orgueilleuse Chengdu une belle et grande cité à l’urbanisme ordonné, où de larges avenues taillées au cordeau débouchaient sur des places si immenses qu’elles paraissaient vides à l’exception des jours de marché, où elles se couvraient d’étals à perte de vue. Principal centre commercial du sud-ouest de la Chine, la ville attirait à la fois de riches marchands et toutes sortes d’aventuriers. Le nombre des fumeries d’opium avait paru à Tang beaucoup plus élevé qu’à Nankin. Les habitants de Chengdu semblaient se
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