La guerre de l'opium
vautrer dans l’opium et il avait vu déambuler par dizaines les « morts vivants » qui sortaient en titubant de chez eux pour aller chercher leur ration de « boue noire ».
À Chengdu, où il n’avait pas fait long feu, Tang, qui n’avait encore jamais gravi de haut sommet, avait loué les services d’un guide expérimenté, un petit homme à la peau tannée par le soleil, le vent et la neige. Deux jours plus tard, les marcheurs étaient arrivés au pied du mont de l’Emeishan. Laissant leurs chevaux dans l’une des auberges cavalières où se pressaient les pèlerins, ils avaient avalé un solide repas dans l’une de ces innombrables gargotes où des restaurateurs âpres au gain servaient de minuscules portions de ragoût de bœuf épicé aux champignons noirs dont ils vantaient les vertus aphrodisiaques et curatives. Puis ils s’étaient lancés à l’assaut de la montagne.
L’hiver était déjà là et, comme il neigeait dru en altitude, le sommet de la montagne sacrée était recouvert d’une épaisse calotte blanche. Au bout de deux heures de marche, le soleil était tombé et il gelait à pierre fendre.
— Je propose que nous plantions la tente dès maintenant. Demain, quand nous partirons, il fera encore nuit noire ! Il faut que nous soyons redescendus à la mi-journée, sinon les sentiers se glacent sur les pentes, ce qui les rend impraticables.
Le lendemain matin, après une nuit des plus courtes, Tang, qui avait le dos en compote, était reparti cahin-caha avec son guide, d’un pas mal assuré. La pente était très raide et on n’y voyait goutte. Au bout de deux heures, sous la lueur blafarde de l’aube, il avait remarqué que leur chemin longeait un torrent où les cascades succédaient aux vasques naturelles. La forêt de bambou avait fait place à des arbres immenses dont seuls les troncs étaient visibles. Leurs frondaisons se perdaient dans un brouillard de plus en plus épais. Au fur et à mesure qu’ils approchaient du sommet, la taille des rochers augmentait. Tandis qu’ils continuaient à monter, quelques rares pèlerins découragés par les conditions atmosphériques exécrables descendaient en toute hâte vers la vallée. Une heure plus tard, la neige avait commencé à tomber dru.
— Ne faudrait-il pas redescendre ? avait hasardé Tang, peu rassuré par le sol de plus en plus glissant.
— Ce serait dommage, et Amithaba, tout là-haut, ne serait pas content ! D’ailleurs, cette neige va s’arrêter d’un moment à l’autre. Le ciel n’est pas loin derrière la couche de nuages. Regarde un peu ! lui avait assuré le guide, trop heureux de pouvoir amener un bon client jusqu’au sommet de l’Emeishan.
Une heure plus tard, lorsqu’une terrible tempête de neige s’était levée, Tang et son guide avaient bien essayé de rebrousser chemin mais des plaques de givre rendaient le sentier impraticable à la descente. Inquiet, il avait suggéré au guide de s’abriter dans une grotte transformée en sanctuaire dédié au bodhisattva Guanyin, dont une statue recouverte de mousse signalait l’entrée, mais son compagnon, sûr de son fait et têtu comme une mule, avait décliné sa proposition.
— Le sommet est proche ! La neige va s’arrêter !
— Depuis que tu m’as déjà annoncé la fin de la tempête, elle a décuplé de violence !
— Je connais bien l’Emeishan… Fais-moi confiance ! Au début de l’hiver, c’est toujours comme ça. La neige ne tient pas.
— Il paraît qu’ici, d’habitude, c’est plein de singes… Si on n’en voit pas, c’est que la neige risque de continuer à tomber…
— Regarde un peu… J’avais raison… La fin de la tempête est proche !
De fait, un minuscule coin de ciel bleu était apparu entre deux nuages, au moment où le guide venait d’achever sa phrase. Malgré des rafales de plus en plus violentes, ils avaient continué leur chemin. Tang, qui suivait désormais le guide contre son gré, n’avait pas osé le contrer.
Le guide, habitué aux lieux, grimpait comme un chat, tandis que Tang, escaladant avec ses mains déjà en sang, suivait derrière comme il pouvait en trébuchant dans les pierriers. Lorsqu’ils étaient arrivés au bord d’un ravin qu’il fallait franchir par un pont suspendu, Tang, déjà très épuisé, avait découvert avec effarement ces planches étroites reliées entre elles par des cordages de bambou tressé tendus entre les deux
Weitere Kostenlose Bücher