La guerre des rats(1999)
cela durera. Un ou deux jours, je présume.
Zaïtsev vit le médecin prendre une inspiration et poursuivre :
— Si le rein qui lui reste a tenu le coup, nous le saurons. Elle aura besoin d’uriner. Si, consciente ou non, elle n’urine pas dans les quarante-huit heures qui viennent, c’est qu’elle est en train de mourir, et nous n’y pourrons rien.
L’infirmière avait posé les dernières agrafes. Deux lignes noires se croisaient au centre du ventre de Tania, comme un réticule.
Tapotant doucement le dos de Zaïtsev, le chirurgien ajouta :
— Quoi qu’il puisse arriver à votre amie, elle n’a pas le choix non plus.
Il s’éloigna, le dos de nouveau voûté. Deux garçons de salle vêtus de blanc entrèrent, soulevèrent la civière du soldat à la jambe coupée, le portèrent dehors.
Les infirmières éteignirent les lampes autour de Tania. L’une d’elles suivit les deux garçons et le docteur ; l’autre, l’infirmière de tri, retourna dans la première salle.
Zaïtsev lui emboîta le pas et la vit s’agenouiller près d’un des soldats. L’homme avait la poitrine couverte de gaze. L’infirmière souleva les paupières du blessé, regarda brièvement ses yeux. Elle avait appris à reconnaître la mort. Elle passa à la civière suivante, dont le soldat l’accueillit en tendant la main.
Zaïtsev posa la paume sur le front frais du mort. Plus âgé que lui, l’homme avait dû être un paysan, à en juger à sa peau rougeaude, à ses doigts épais. Le Lièvre tira de la poche de sa tunique la médaille que lui avait remise Tchouikov, l’ordre de Lénine, et l’accrocha à la poitrine silencieuse.
Des brancardiers entraient presque toutes les heures dans la petite salle de réveil, soulevaient les blessés étendus sur les quatre lits et les mettaient sur des civières afin de les évacuer. Zaïtsev entendit plusieurs soldats gémir quand on les bougea. D’autres, qui venaient d’être opérés, découvraient en se réveillant leur corps mutilé ou couvert de pansements.
Il était assis au chevet de Tania ; il n’avait pas lâché sa main depuis qu’on l’avait amenée là. Le médecin vint la voir le lendemain de l’opération. Il releva la couverture, passa une main entre les jambes nues pour tâter les draps, le pubis et les cuisses. Ils étaient secs. Il souleva les paupières de Tania pour examiner ses yeux, prit son pouls.
— Elle a remué ? Elle a parlé ? demanda-t-il à Zaïtsev.
— Non.
— Et vous, vous avez mangé ?
— Non.
— Vous ne lui serez d’aucune aide si vous tombez d’inanition. Je vais vous faire porter du fromage et du pain. Mangez, s’il vous plaît.
Zaïtsev accepta la nourriture que lui apporta un garçon de salle. Tania gisait immobile sur le lit. Sa respiration faible et les tremblements intermittents de sa main étaient les seuls signes qu’elle s’accrochait à la vie.
Il chercha un moyen de lui faire parvenir des messages. Baissant la tête, il lui parla à l’oreille des chasses qu’ils avaient partagées, de la première fois qu’il l’avait vue, à l’usine Lazur, de l’entrepôt frigorifique qu’ils avaient fait exploser ensemble, de la première fois qu’ils avaient fait l’amour. Il lui murmura qu’il aurait voulu l’avoir près de lui pour son duel avec Thorvald, que ç’aurait probablement été la « résistante » et non le Lièvre qui aurait tué le Professeur.
De son doigt, il dessina dans la paume de Tania des cerfs et des loups, des cibles et des visages, le soleil de la Floride. Il pressait sa main, la portait à sa joue, à ses lèvres. Il essuyait ses larmes avec son pouce.
Toutes les heures, Zaïtsev cherchait entre les jambes de Tania une trace d’humidité, comme le médecin l’avait fait. Chaque fois, sa main revenait sèche et il se sentait desséché, lui aussi. C’est si simple, Taniouchka, pensait-il. Pisse, ça te sauvera la vie.
La première fois qu’il souleva la couverture, il toucha les pansements et se rappela le geyser rouge qu’il avait vu jaillir de Tania, les morceaux de son corps coupés et jetés dans un seau. Il baissa la couverture et pleura.
C’était la deuxième nuit de coma de Tania. Zaïtsev appuya la tête au bord du lit. Un garçon de salle lui secoua le bras pour le réveiller et lui montrer un urinal à demi plein avec un sourire plein d’espoir. Zaïtsev secoua la tête : l’urine venait de lui, pas de la blessée.
Zaïtsev somnolait quand la main de Tania
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