La guerre des rats(1999)
comme un ballon.
— Éther ? demanda-t-elle.
Non, fit le chirurgien de la tête.
Sans attendre d’ordre, l’autre infirmière éteignit les lampes de la seconde table, laissa le soldat amputé pour venir se placer face à sa collègue du tri et au médecin. Celui-ci examina les instruments étincelant sur le chariot tandis que les deux infirmières enfilaient des gants.
Zaïtsev recula dans un coin. Il s’attendait à ce qu’on le prie de quitter la salle d’opération, il se préparait à refuser. Le médecin et les infirmières, penchés au-dessus de Tania, n’échangeaient même pas un regard entre eux.
Le docteur tendit le bras, une des infirmières choisit un scalpel et le lui mit dans la main. Il enfonça la lame dans le ventre de Tania, descendit, croisa le centre de la plaie. D’un autre coup de scalpel, il incisa les coins du trou pour l’élargir.
De chaque côté de la table, les infirmières glissèrent leurs doigts sous les volets de chair que le docteur avait ouverts et les rabattirent. Zaïtsev fut envahi d’une envie de les écarter tous les trois pour reprendre Tania dans ses bras. La terreur le fit avancer d’un pas.
Des anneaux humides avaient glissé hors du trou béant. Le docteur les poussa du doigt, inclina la tête.
— Quelques petites lacérations, murmura-t-il. Nous verrons ça plus tard.
Il poussa la masse de l’intestin sur le côté, glissa une main dessous. Son autre main réclama un bistouri. L’infirmière du tri épongeait le sang qui coulait du cratère vivant.
Zaïtsev regardait le vieil homme et les deux femmes manier les entrailles de Tania avec des gestes sûrs et rapides. Lui-même avait écorché des animaux dans la taïga, il avait plongé les mains dans leurs viscères pour les arracher et les jeter à ses chiens. Tant qu ‘il gardait les yeux sur l’opération, sur les mains du docteur, sur les organes à nu, il parvenait à tenir la bride à son angoisse. C’était quand ses yeux remontaient vers les cheveux blonds de Tania répandus sur la table, vers ses mains immobiles comme des morceaux de bois, que ses propres entrailles tressaillaient.
Des mois auparavant, quand il avait commencé à tuer, Zaïtsev s’était fait à l’idée de mourir. C’était le commerce du combattant : risquer sa vie pour en prendre d’autres. Mais jamais il n’avait envisagé de mourir par morceaux. Tania était le principal morceau de lui-même ; si elle mourait, une partie de lui mourrait aussi. Il continuerait à exister sans elle, éviscéré, échoué dans un paysage glacé pour tenter de survivre sans sa passion et sa chaleur.
Le docteur enfonça le bistouri à l’intérieur de Tania. L ‘infirmière de tri posa une pince dans la paume gantée du vieil homme, qui brillait maintenant tel un rubis. Il remua les poignets comme s’il faisait prestement un nœud. L’une des femmes prit un seau par terre, le souleva ; le médecin extirpa la rate de Tania, la tint à deux mains comme une motte de terre et la lâcha dans le seau.
Zaïtsev frissonna, ferma et ouvrit les poings, Ses doigts étaient encore poisseux du sang de Tania.
L ‘infirmière de la salle d’opération se pencha vers la blessée, hocha la tête en direction du docteur, De la main, il réclama de nouveau un clamp puis donna un coup de bistouri. D’une torsion, il détacha le rein gauche de Tania, le laissa aussi tomber dans le seau.
Une fontaine de sang jaillit de la cavité. Surpris, le chirurgien fit un pas en arrière puis se pencha aussitôt pour plaquer ses mains dans le trou. Le sang continua à couler jusqu’à ce que le médecin parvienne à stopper l’hémorragie. Dans le silence qui suivit le choc, le docteur et les infirmières se regardèrent à travers des masques rouges ruisselants.
— Pincez-la ! ordonna-t-il. Pincez-la.
L’infirmière de tri glissa ses mains sous celles du chirurgien ; un instant plus tard, c’était terminé. Le docteur se tourna pour s’essuyer le visage avec un drap ; Zaïtsev vit le sang de Tania dans les rides entourant la bouche et les yeux du médecin.
Le chirurgien, vigoureux et sûr de lui l’instant d’avant, était redevenu vieux. D’une voix lasse et triste, il expliqua :
— La rate et le rein étaient lacérés par un éclat. Le mieux, c’était de les enlever. Elle peut vivre sans.
— Oui, dit Zaïtsev,
Le docteur regarda de nouveau Tania, Zaïtsev suivit la direction de ses yeux, revit la colonne rouge qui s’était
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