La guerre des rats(1999)
civières.
L’infirmière recula d’un pas, parut évaluer les chances de la blessée d’après ce qu’elle voyait du corps, du sang répandu sur l’homme qui la portait.
— Posez-la par terre ou elle mourra dans vos bras.
Les mots cinglèrent Zaïtsev. Il connaissait la mort, il savait que cette femme se trompait.
— Non, dit-il.
Derrière lui, un claquement de caoutchouc ou de plastique, un autre, puis une voix :
— Qu’est-ce qui se passe ?
L ‘infirmière garda une main sous le cou de Tania, désigna Zaïtsev avec l’autre.
— Il ne veut pas la poser. Il faut que je l’examine. Son état est grave.
Le médecin jeta deux gants chirurgicaux tachés de sang dans une poubelle. C’était un vieil homme, le plus vieil homme que Zaïtsev eût vu à Stalingrad. Grand et ventru, il avait le crâne rasé, des yeux bleus cernés d’épuisement. Sa blouse blanche était propre, à peine maculée de rouge. La voussure de son dos disparut quand il tendit les bras vers Zaïtsev.
— Donnez-la-moi. Nous verrons ce que nous pouvons faire.
Le Lièvre hésita malgré l’élan de confiance que l’homme lui inspirait. Ses bras serrés autour de Tania lui faisaient mal.
Le docteur secoua la tête, solennel comme un grand chêne.
— Elle ne mourra pas dans mes bras non plus, mon gars. Donne-la-moi.
Le docteur toucha Tania ; Zaïtsev laissa le corps rouler et s’écarter de sa poitrine. Les bras de la blessée ballèrent quand le médecin la prit.
Zaïtsev regarda la déchirure ruisselante dans le manteau de Tania. Elle était assez grande pour qu’on y passe le poing.
— Docteur… commença-t-il, dans l’intention de plaider sa cause.
Le vieil homme et l’infirmière assumaient déjà tout le poids de Tania et se détournaient de lui. Ils la posèrent par terre.
Les mains du chirurgien voletèrent au-dessus de Tania, la picorèrent comme deux poulets blancs. L’infirmière retourna auprès des civières, s’agenouilla devant chacune d’elle.
— Stable, lança-t-elle au docteur.
Le médecin déboutonna le manteau et la tunique. Avec des ciseaux, il découpa les sous-vêtements, les écarta comme un rideau de velours. Ses mains et sa blouse commençaient à se tacher de rouge.
La blessure, un trou de la taille et de la forme d’une bouche dans la partie gauche de l’abdomen, sous la cage thoracique, sauta aux yeux de Zaïtsev, Il en sortait une petite boule rose striée de veines. La pression à l’intérieur du corps avait poussé à l’extérieur une partie de l’intestin grêle. Des pulsations de sang s’échappaient par les bords de la plaie, coulaient sur le flanc de la jeune femme pour former une flaque sur le sol.
L’infirmière revint près du docteur ; Zaïtsev se plaça derrière elle. Tania avait le teint cireux, ses orbites et ses joues semblaient ombrées au fusain. Son visage sidéra Zaïtsev : il avait l’air creux, comme un crâne.
L’infirmière plaqua un morceau de gaze dans la main tendue du chirurgien, qui la posa sur la blessure et pressa.
— Soulevez-la de nouveau, fit-il.
Zaïtsev se glissa entre le médecin et l’infirmière, passa ses bras sous Tania avec précaution.
— Allez, mon garçon ! marmonna le docteur.
Ils portèrent Tania dans une salle contiguë. Deux tables cernées de lampes électriques aveuglantes fixées sur des poteaux en occupaient le centre. Un générateur à essence grondait faiblement quelque part. L’une des tables était couverte d’un drap blanc et propre ; sur l’autre, un soldat gisait, inconscient. Près de lui, une infirmière bandait le moignon de sa jambe droite, amputée au-dessous du genou. Le reste du membre, encore dans sa botte, reposait par terre.
Zaïtsev étendit Tania sur la table. Le docteur cessa de presser la gaze sur la blessure pour enfiler des gants chirurgicaux et l’infirmière le remplaça. De sa main libre, elle chercha le pouls de la blessée sous le menton. Zaïtsev recula, heurta un chariot d’instruments chirurgicaux. Ils tintèrent, mais aucun ne tomba. L’infirmière et le médecin ne lui prêtaient aucune attention et se préparaient à opérer par un échange rapide de questions et de réponses.
Le vieil homme s’approcha du milieu de la table pour nettoyer avec un tampon le torse nu de Tania. L’infirmière ôta la gaze de la blessure, la jeta dans un seau. Avec un autre tampon, elle badigeonna d’orange les pourtours de la plaie d’où le morceau d’intestin dépassait,
Weitere Kostenlose Bücher