La guerre des rats(1999)
Non, lieutenant.
— Les rouges ne restent jamais tranquilles longtemps. Voyons un peu ce qu’ils mijotent…
Hofstetter prit les jumelles de Nikki, monta sur une marche de terre, passa lentement la tête au-dessus du parapet et porta les jumelles à ses yeux pour inspecter les ruines de l’usine de tracteurs de Stalingrad.
— Rien, constata-t-il. On dirait que les Ruskoffs ont pris une nuit de repos…
— Ça s’arrose, mon lieutenant, dit Pfizer en tendant la gourde à l’officier.
Hofstetter abaissa les jumelles. Se tournant de côté, il renversa la tête en arrière pour boire une longue rasade. Secoué par un spasme, il cogna de la gourde le visage de Pfizer ; de l’eau jaillit de sa bouche, étouffant un cri. Sa tête s’inclina sur le côté, la gourde et les jumelles tombèrent de ses mains. Il s’effondra.
Le bruit d’une détonation lointaine passa au-dessus de la tranchée, tourna dans le matin telle une buse puis mourut.
Le lieutenant gisait aux pieds du soldat, dont le visage s’était figé. Pfizer se dégagea, se tapit contre la paroi de terre. Nikki se ressaisit, se jeta à terre lui aussi. Accroupi, il posa une main sur le dos de l’officier. Plus de respiration.
Nikki regarda le casque de Hofstetter, encore attaché sous le menton. Un trou aux bords rouges béait au centre de l’aigle noir sur fond d’or, emblème du Troisième Reich. Le sang coulant sous le casque mouillait les cheveux et les oreilles, formait une flaque sur la terre russe. Le pied gauche du lieutenant tressauta dans l’eau échappée de la gourde.
— Putain de tireurs embusqués, grommela Pfizer. On est à cinq cents mètres du front. Comment ils arrivent à nous toucher ici ?
Nikki Mond récupéra les jumelles et la gourde, baissa les yeux vers le cadavre. Il avait vu déferler les vagues de la mort, ces deux derniers mois. La mort faisait partie du paysage, elle se fondait dans les briques brisées, dans les ruines se découpant sur le ciel. Il la portait maintenant sur son dos comme la cicatrice d’un coup de fouet. Posant la main sur le bras du lieutenant, il dit :
— Va chercher de l’aide pour le corps.
Pfizer se releva. Sans un regard pour le mort, il trottina tête baissée dans la tranchée pour ramener la corvée de cadavres, les soldats qui avaient été pris à boire, à se battre ou à dormir pendant la garde.
Nikki s’écarta de Hofstetter et s’assit. L’aube s’était levée. Des fusées de reconnaissance vertes et rouges montaient dans le ciel pour signaler les positions allemandes afin que la Luftwaffe évite de les bombarder pendant les premiers raids du matin. Des obus traçants russes filaient vers les chasseurs hurlants ; des flammes dansaient dans les bâtiments dévastés.
En attendant le retour de Pfizer, Nikki composa des lettres dans sa tête. Un mensonge pour son père, à la ferme familiale, en Westphalie : le vieil homme ne devait pas s’inquiéter, la guerre sur le front Est touchait à sa fin, la résistance russe s’effondrait. À sa sœur aînée, infirmière à Berlin, il écrivait la vérité car il savait qu’elle avait sous les yeux, à l’hôpital, les restes broyés de la campagne de Russie. Enfin, une lettre à lui-même, caporal de vingt ans terré sur le front russe, à quelques mètres d’un cadavre encore tiède. Dans celle-là, il ne pouvait ni mentir de façon convaincante ni dire toute la vérité.
Vassili Zaïtsev tira la culasse en arrière d’un geste vif. La douille fumante ne fit aucun bruit quand elle tomba sur la terre à côté de lui.
À sa droite, l’énorme Viktor Medvedev regardait dans sa lunette télescopique : si une deuxième cible se montrait au-dessus de la tranchée allemande, ce serait à lui de l’abattre.
Zaïtsev compta lentement jusqu’à soixante. Dans une minute, que Viktor ait ou non pressé la détente, ils changeraient de place. Règle de survie numéro pour un tireur embusqué : appuyer sur la détente, décamper. Chaque balle tirée peut révéler votre position à des yeux que vous ne voyez pas mais qui sont partout sur le champ de bataille. Ne jamais rester assez longtemps sur un lieu de tir pour qu’il devienne votre tombe.
Zaïtsev était sûr d’avoir fait mouche. Il avait d’abord repéré la gourde, forme ronde surgie au-dessus de la tranchée, et avait failli tirer : à quatre cent cinquante mètres de distance, il est difficile de faire la différence entre une gourde et une tête d’homme.
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