La Guerre et la Paix - Tome III
du génie pendant la bataille, la Russie eût été perdue, et la face du monde changée ! Cette conclusion est d’une logique incontestable pour les écrivains qui soutiennent que la Russie s’est transformée par la seule volonté de Pierre le Grand ; que la république française s’est métamorphosée en Empire, et que les armées françaises sont entrées en Russie, également par la seule volonté de Napoléon. S’il avait dépendu de lui de livrer ou de ne pas livrer la bataille de Borodino, de prendre ou de ne pas prendre telle décision, il serait évident en ce cas que le rhume, qui aurait paralysé son action, eût été la cause du salut de la Russie, et que le valet de chambre qui oublia, le 28, de lui donner une chaussure imperméable, eût été notre sauveur ! Dans cet ordre d’idées, cette conclusion est aussi plausible que celle qu’en manière de plaisanterie Voltaire tire de la Saint-Barthélemy, due, dit-il, à un dérangement d’estomac de Charles IX. Mais, pour ceux qui n’admettent pas cette manière de raisonner, cette réflexion est tout bonnement absurde, et contraire en tous points à toute logique humaine. À la question de savoir quelle est la raison d’être des faits historiques, il nous paraît bien plus simple de répondre que la marche des événements de ce monde est arrêtée d’avance, et dépend de la coïncidence de toutes les volontés de ceux qui participent aux événements, et que celle des Napoléons n’y a qu’une influence extérieure et apparente.
Quelque étrange que paraisse à première vue de supposer que la Saint-Barthélemy, voulue et commandée par Charles IX, n’ait pas été le fait de sa volonté, et que le carnage de Borodino, qui a coûté 80 000 hommes, n’ait pas été réellement ordonné par Napoléon, bien qu’il eût pris toutes les dispositions à cet effet, la dignité humaine, en me démontrant que chacun de noms est homme au même degré que Napoléon, autorise cette solution, confirmée à plusieurs reprises par les recherches des historiens. Le jour de la bataille de Borodino, Napoléon n’a ni visé ni tué personne : tout fut fait par ses soldats, qui tuèrent leurs ennemis, non en conséquence de ses ordres, mais en obéissant à leur propre impulsion. Toute l’armée, Français, Allemands, Italiens, Polonais, affamés, déguenillés, fatigués par les marches qu’ils venaient de faire, sentait, en face de cette autre armée qui lui barrait le passage, que le vin était tiré et qu’il fallait le boire ! Si Napoléon leur avait défendu de se battre contre les Russes, ils l’auraient égorgé, et se seraient battus quand même, parce que c’était devenu inévitable !
À la lecture de la proclamation de Napoléon, qui leur promettait, comme compensation aux souffrances et à la mort, que la postérité dirait d’eux : « qu’eux aussi avaient pris part à la grande bataille de la Moskwa », ils avaient répondu par le cri de : « Vive l’Empereur ! » comme ils l’avaient déjà fait devant le portrait de l’enfant qui jouait au bilboquet avec la boule du monde, comme ils l’avaient acclamé à chaque non-sens qu’il avait dit. Ils n’avaient donc plus qu’une chose à faire, répéter : « Vive l’Empereur ! » et aller se battre pour gagner la nourriture et le repos qui, une fois vainqueurs, les attendaient à Moscou. Ils ne tuaient donc pas leurs semblables en vertu des ordres de leur maître ; Napoléon lui-même n’était pour rien dans la direction de la bataille, puisque aucune de ses dispositions n’a été exécutée et qu’il ignorait ce qui se passait. Ainsi donc la question de savoir d’une manière précise si Napoléon avait ou non un rhume à ce moment-là, n’a pas plus d’importance dans l’histoire que le rhume du dernier soldat du train.
Les historiens attribuent encore à ce rhume légendaire la faiblesse de ses dispositions, qui, selon nous, étaient au contraire mieux prises que celles qui lui avaient fait gagner d’autres batailles ; elles paraissent inférieures aujourd’hui, parce que la bataille de Borodino fut la première que perdit Napoléon. Les combinaisons les plus profondes et les plus ingénieuses semblent toujours mauvaises, et donnent prise aux critiques savantes des tacticiens, lorsqu’elles n’ont pas amené la victoire ; et vice versa. Les dispositions de Weirother, à la bataille d’Austerlitz, étaient le modèle de la perfection en ce
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