La Guerre et la Paix - Tome III
et de compétitions de toutes sortes, il était difficile, sinon impossible, de se rendre un compte exact de la situation critique de la Russie : c’étaient toujours les mêmes cérémonies officielles, les mêmes bals, le même théâtre français, les mêmes mesquins intérêts de service. Tout au plus, de temps à autre, causait-on à voix basse de la conduite si différente tenue par les deux Impératrices dans ces graves circonstances. Tandis que l’Impératrice mère, dans la pensée de sauvegarder les divers établissements placés sous son patronage, avait pris déjà toutes les mesures nécessaires pour le transfert des instituts à Kazan, et fait emballer tout ce qui leur appartenait : l’Impératrice Élisabeth, avec son patriotisme accoutumé, avait répondu aux demandes d’instructions venues de toutes parts, que, les institutions du gouvernement relevant spécialement de l’Empereur, elle n’avait aucun ordre à donner à cet égard ; mais que, quant à elle personnellement, elle serait la dernière à quitter Pétersbourg !
Le 7 septembre, jour de la bataille de Borodino, Mlle Schérer donnait une petite soirée, dont le bouquet devait être la lecture d’une lettre adressée par le métropolite à l’Empereur, à propos de l’envoi qu’il lui faisait d’une image de saint Serge. Cette épître passait pour un chef-d’œuvre de patriotisme et de sentiment religieux. Le prince Basile, qui se flattait d’être un lecteur hors ligne (il lui arrivait parfois de lire chez l’Impératrice), devait en donner connaissance. Son talent consistait à hausser la voix et à passer du grave au doux, sans tenir compte de la signification des mots. Cette lecture avait, comme tout ce qui se faisait chez Anna Pavlovna, une importance politique : la soirée devait réunir quelques personnages influents, et l’on s’était promis de les faire rougir de honte parce qu’ils continuaient à fréquenter le théâtre français. Il y avait déjà beaucoup de monde dans le salon d’Anna Pavlovna, mais elle n’avait pas vu encore apparaître ceux dont elle jugeait la présence nécessaire pour que l’on pût commencer la lecture.
La nouvelle qui faisait ce jour-là les frais de la conversation était la maladie de la comtesse Besoukhow, qui, depuis quelque temps, s’abstenait de prendre part aux réunions dont elle faisait l’ornement habituel, ne recevait personne, et, au lieu de se confier à une célébrité de la ville, se faisait soigner par un jeune docteur italien ; cet Italien la traitait au moyen d’un remède nouveau et complètement inconnu. Il était plus que probable que la maladie de la charmante comtesse provenait de l’embarras où elle se trouvait d’épouser deux maris à la fois, et que le traitement de l’Italien n’avait pour but que de la tirer de cette fausse situation ; mais, en présence d’Anna Pavlovna, personne n’osait soulever cette question délicate, ou y faire la moindre allusion.
« On dit la pauvre comtesse très mal : le médecin parle d’une angine {22} !
– L’angine ? Mais c’est une maladie terrible !
– Bah !… Savez-vous que, grâce à l’angine, les deux rivaux sont réconciliés ?… Le vieux comte est touchant, à ce qu’il paraît. Il a pleuré comme un enfant quand le médecin lui a appris que le cas était grave !
– Oh ! ce serait une grande perte !… C’est une femme ravissante !
– Vous parlez de la pauvre comtesse ? J’ai envoyé prendre de ses nouvelles. On m’a dit qu’elle allait un peu mieux… Oh oui ! c’est la plus charmante femme du monde, répliqua Anna Pavlovna en souriant de son propre enthousiasme. Nous appartenons à des camps différents, mais cela ne m’empêche pas d’avoir pour elle toute l’estime qu’elle mérite… Elle est si malheureuse !… »
Un jeune homme imprudent, supposant que ces paroles soulevaient un coin du voile qui abritait le secret de la comtesse se permit de faire observer que le charlatan italien était bien capable d’administrer à sa malade des remèdes dangereux.
« Vos informations peuvent être meilleures que les miennes, dit Mlle Schérer en prenant à partie le jeune homme, mais je sais de bonne source que ce médecin est un homme très savant et très habile. C’est le médecin particulier de la reine d’Espagne ! »
Lui ayant ainsi dit son fait, elle se tourna du côté de Bilibine, qui était en train de faire un bon mot sur le dos des
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