La jeunesse mélancolique et très désabusée d'Adolf Hitler
bavarois qu’il cultivait comme d’autres cultivent des épinards.
À l’heure promise, les premières notes retentirent, le rideau se leva lentement, dévoilant un superbe décor montrant les bords fleuris du Rhin sur un fond de chaîne de montagnes enneigées. Chacun retint sa respiration lorsque apparurent les virevoltantes Filles du Rhin, en tenue vaporeuse, pareilles à des papillons de nuit autour d’une bougie. Puis le sol se fendit et, dans un nuage de fumée grise, surgit Alberich, le nain lubrique de Nibelung.
À la première scène caviardée (les Filles du Rhin tournent en dérision le nain Alberich, qui leur fait des avances), le silence passionnel qui régnait devint tollé.
– C’est une HONTE !
– C’est INADMISSIBLE !
La suite se révélant pire, les esprits s’enflammèrent.
– Vous n’avez pas le DROIT !
– C’est un SCANDALE !
– C’est une MUTILATION !
– Non, c’est un SACRILÈGE ! rectifia Adolf, le poing brandi vers les coulisses où s’était réfugié le lâche et odieux metteur en scène.
Il n’y avait pas que des malhériens dans la salle, il y avait aussi de nombreux lecteurs de l’ Alldeutsches Tagblatt qui applaudirent debout Weingartner et son remarquable travail de désenjuivement de la mise en scène.
Des horions s’échangèrent et le rideau tomba alors que le troisième acte était loin d’être terminé.
– REMBOURSEZ ! hurla Adolf tout en se laissant entraîner vers la sortie par son ami.
August était terrorisé à l’idée de recevoir un mauvais coup qui lui esquinterait les mains. Adolf ne décolérait pas. De temps en temps il fermait les poings et les secouait devant lui en vociférant.
– Désenjuivement ! Tu as entendu comme moi ! Qu’est-ce que ça vient faire dans la mise en scène ? Je sais parfaitement que Mahler est juif, et alors ? Ça ne l’a pas empêché de mettre en valeur toute l’œuvre de Richard comme personne avant ! Ce que ce Weingartner a fait à L’Or du Rhin relève du sacrilège ! Richard l’aurait fait pendre par les pieds !
Ils arrivèrent devant le 31 et payèrent les dix Heller au Hausbesorger pour qu’il leur ouvre la porte. Dans leur chambre, Adolf demanda à August de jouer au piano les parties caviardées par l’ignoble Weingartner. August eut un regard interrogatif vers la chambrette où dormait leur logeuse.
– Il n’y a pas de lumière sous la porte, tu ne crois pas qu’on va la réveiller ?
– Joue, joue, Gustl, sinon je ne vais pas pouvoir m’endormir. C’est insupportable, tous ces manques. Il nous a dérobé une bonne heure.
Les voisins du dessous furent les premiers à se manifester, à coups de manche à balai sur le plafond, puis ce fut le tour des voisins du dessus, à coups de talon contre le plancher. August s’interrompit. Brisé dans son élan, Adolf, qui battait la mesure en agitant les bras comme s’il était assailli par des moustiques, s’emporta :
– Continue, continue.
Quand Frau Zakreys cogna contre la cloison du Kabinett , August referma le couvercle du piano avec une mimique d’excuse. Adolf n’insista pas.
Ils se tournèrent le dos pour se dévêtir et enfiler leur chemise de nuit. August se coucha et vit son ami étaler gravement son pantalon sous son matelas.
– Bonne nuit, Adolf.
– Bonne nuit, Gustl.
Les Cimex lectularius se mirent en chasse.
***
Adolf lisait près de la fenêtre l’ Alldeutsches Tagblatt . Il n’en revenait pas de la mauvaise foi du journaliste qui avait titré son article « Insolence juive hier à la Hofoper ».
Un certain nombre de mahlériens au nez crochu, leurs gentils crânes épais aimablement couverts d’une noire laine de nègres ( Homo négroïdus ) trouvèrent que la nouvelle représentation de Wagner se prêtait à des manifestations bruyantes. Les membres de l’orchestre, qui vénèrent en M. Weingartner un chef de premier ordre et qui sont heureux d’être enfin débarrassés du charlatan juif Mahler, rendirent au contraire hommage comme un seul homme à leur directeur en se levant de leurs sièges et en lui adressant des applaudissements chaleureux.
La porte de l’appartement s’ouvrit sur un August catastrophé.
– Tu en fais une tête !
Sans un mot, August lui montra la lettre que ses parents venaient de lui faire suivre : l’armée impériale et royale le réclamait.
Adolf démarra au quart de tour :
– Surtout n’y va pas ! Ne te présente pas ! Ne leur
Weitere Kostenlose Bücher