La lanterne des morts
placer derrière le capot de l’escalier d’état-major, elle bénéficierait d’un appui pour le canon de son fusil, se trouverait en partie protégée et je ne serais qu’à quelques mètres. Des questions?
Les officiers secouèrent négativement la tête. Leur commandant se détendit légèrement, insistant:
– Une opinion, peut-être?
Lamorville se lança:
– C'est que… je n’ai rien à vous objecter, vous connaissez ma sympathie pour les idées nouvelles mais aujourd’hui, nous livrons un combat à mort, le plus désespéré qui fût jamais. Dans ces conditions, nous serons criblés de partout. Et une jeune femme…
– Lamorville, elle ne sera pas davantage à l’abri dans une cabine. Si la frégate sombre rapidement, elle n’aura pas même le temps de remonter sur le pont. Vous savez combien cette mort est atroce.
– J’ai un doute… Quand les Anglais s’apercevront qu’ils ont coulé La Terpsichore , s’ils y parviennent, ils nous fusilleront dans la mer tant incommensurablement ils nous haïssent pour tout ce que nous leur avons fait. Ils n’envisagent qu’un prisonnier, un seul: vous, pour vous exhiber dans les rues de Londres les chaînes aux pieds.
– Ils ne me prendront jamais vivant.
Il y eut un bref silence puis Valencey d’Adana reprit doucement:
– Nous avons tant aimé cette Révolution, Lamorville, acceptons-en toutes les conséquences. Le 6 octobre 1789, ce sont les femmes qui ont ramené le ci-devant roi de Versailles, elles étaient à la Bastille et ont servi le canon lors de la prise des Tuileries. Il est toujours étrange et parfois déconcertant de voir chavirer nos habitudes mais Tudieu, c’est bien ce que nous voulions et les femmes ont gagné des droits. Moi qui l’aime, je préférerais savoir Victoire à l’abri dans les flancs du navire mais, parce que je l’aime, je ne puis m’opposer à son désir de se battre parmi nous.
– Vous avez raison, commandant.
Victoire arriva peu après et, sous le regard impénétrable mais en réalité amusé de Valencey d’Adana, Guillaume de Lamorville désigna son poste à la jeune femme, et tout le parti qu’elle en pouvait tirer.
La jeune femme écouta attentivement, posa une question puis rejoignit Joachim.
Elle avait conservé sa robe de soie à rayures verticales vertes et blanches mais portait une veste militaire de la marine à boutons dorés, une cartouchière en bandoulière, un tricorne noir et le fusil réglementaire.
– Eh bien?… demanda-t-elle, un peu intimidée.
Il feignit de la détailler de la tête aux pieds d’un air sévère puis:
– Ce que j’aime le plus chez vous, soldat, outre que vous êtes adorable, ce sont vos boucles d’oreilles semblables à des cerises. Elles donnent envie de vous croquer tout entière…
1 Cf. Les Foulards rouges et Le Voleur de vent (Lattès).
47
JUIN 1794…
Valencey d’Adana les aperçut le premier, tous deux en grande difficulté. Il donna immédiatement ses ordres de changement de cap et, avec sa promptitude inégalable, La Terpsichore vira très sèchement de bord.
Pour le premier aérostat, il n’était plus rien à faire: il prit feu si rapidement que l’équipage n’eut pas même le temps de sauter à la mer.
Le second perdait sans cesse de l’altitude. Bien que le problème fût nouveau pour lui, Valencey d’Adana, aussi brillant mathématicien qu’amateur éclairé de sciences de la physique, calcula l’instant de l’impact, celui où le ballon s’abîmerait dans l’océan. Il intégrait dans ses calculs des éléments aussi variés que la courbe de la chute et la vitesse du vent, puis il donna ses ordres en conséquence.
La frégate mettait en panne et on descendait une chaloupe à la mer lorsque le ballon toucha rudement les flots, à moins de cinquante mètres.
Jamais opération de sauvetage n’avait été aussi rapide et bientôt les deux aérostatiers, le pilote et l’observateur, furent sur le pont, les uniformes noirs ruisselants. Il fut gagné en ces instants des minutes qui coûtèrent fort cher aux Anglais.
– Où sont-ils?… Leur cap?… Leur nombre?… Leur vitesse?…
L'observateur, un jeune sergent, apporta les réponses d’une voix calme.
La Terpsichore , toutes voiles dehors, fondit tel un rapace sur le convoi français à une telle vitesse que certains officiers et marins en eurent le souffle coupé. Aux pavillons et au porte-voix, on communiquait infatigablement les renseignements concernant la
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