La lanterne des morts
– que lui importait – que l’honneur sain et sauf de sa chère frégate. Elle demeurait invaincue jusqu’à son dernier souffle, disparaissant sans qu’aucun ennemi fût en vue, interdisant à ceux-ci de revendiquer jamais cette victoire. Des milliers et des milliers de témoins pouvaient le jurer: arrêtant les pompes, son capitaine mettait fin aux jours du navire et tous le comprirent. N’étant absolument pas sauvable, elle eût été dépecée sur un quai éloigné de Brest et de cela, il ne pouvait être question pour un homme tel que Valencey d’Adana.
C'est par l’arrière qu’elle commença à s’enfoncer. Sur le pont du Right Royal , Valencey d’Adana, Victoire et tout l’équipage ôtèrent leurs tricornes sauf vingt hommes dont les tambours roulaient, funèbres mais émouvants: on n’en ferait pas davantage pour une souveraine.
La Terpsichore se souleva tout soudainement, la proue à plus de vingt mètres au-dessus de la mer puis la légendaire frégate s’enfonça dans les eaux profondes en lançant une longue et déchirante plainte qui parut humaine.
Tous les hommes pleuraient sans la moindre gêne. Un vieux grenadier noir se jeta sur le plancher de la corvette qu’il martela de ses poings puis, à genoux, il chanta une de ces complaintes tristes et belles composées par un esclave anonyme sous les coups de fouet des planteurs.
Le lieutenant Hyppolite et les trente grenadiers noirs reprirent la mélodie et pour la plus glorieuse des frégates qui fût jamais en tous les temps, celle qui accueillit des hommes de tous pays et de toutes couleurs, celle qui ne combattit que pour la liberté: c’était un bel hommage, celui qui convenait.
Bientôt, la surface de la mer redevint lisse.
Pour Valencey d’Adana, une page de sa vie se tournait mais une fois encore, il pensa qu’aider ses hommes, c’était cacher son immense chagrin. Le regard indéchiffrable, la voix métallique, il se tourna vers l’homme de barre:
– Gouvernez un quart bâbord. Comme ça, la barre!
À Brest, nul n’osait regarder en face la centaine de survivants, parmi lesquels des blessés.
Un amiral, que le sentiment de culpabilité rendait peut-être agressif, apostropha Valencey d’Adana:
– M’expliqueras-tu ce que tu viens de faire?
Valencey d’Adana jeta un regard froid sur le quai jonché de bouteilles vides et de tonneaux mis en perce qui attestaient que pendant la longue agonie de La Terpsichore et d’une partie de son équipage, à terre, on faisait la fête.
Il reporta son regard devenu glacé sur l’amiral:
– Nous ne sommes pas sur mer, n’est-ce pas?
L'autre, gêné, hocha la tête. Valencey d’Adana reprit:
– À terre, je suis général: je t’envoie donc te faire foutre 2 .
Il sortit un ordre de mission et en gifla l’amiral:
– Ordre du Comité de salut public de déférer par tous moyens à mes demandes: soigne mes blessés et trouve-moi des chevaux. Tu as un quart d’heure ou tu t’expliques avec Fouquier-Tinville.
Tenant La Fayette blessé dans les bras, Victoire, dans sa tenue mi-civile, mi-militaire, se hissa sur la pointe des pieds et saisit l’amiral au collet:
– C'est sur ta vie, citoyen amiral du dépôt, que tu réponds de celles de nos blessés!
– Mais… Mais certainement, citoyenne!
1 Les Anglais ont baptisé cet affrontement «Bataille de l’océan». Ils commémorent encore l’événement sous le nom de «Glorious First June», oubliant la panique et la honte des autorités de Londres lorsque la flotte était rentrée bredouille. D’où l’invention de cette victoire… officialisée dans les manuels français!
2 Expression très utilisée à cette époque.
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La Vendée se trouvant plus proche de Brest que ne l’est Paris, les généraux Stofflet et Blacfort furent informés plus tôt que les habitants de la capitale de l’issue de «la Bataille de l’océan» et de la fin de La Terpsichore .
En tout cela, le généralissime Stofflet, l’air sombre, vit une grande catastrophe pour la cause qu’il défendait. Un convoi de cette importance signifiait que le peuple ne serait pas affamé et ne se révolterait donc pas contre la Convention nationale. En outre, les troupes aux frontières seraient ravitaillées et rééquipées, ce qui éloignait la perspective d’une invasion ramenant les princes.
Stofflet maudit les Anglais:
– Incapables!…
Un si mémorable convoi devait s’étaler sur quinze kilomètres, le double avec les
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