La lanterne des morts
Valencey d’Adana réfléchit un instant puis:
– Ah, ne me tentez pas, lieutenant.
Peu après, on évoqua la Vendée où la situation n’évoluait guère, comme l’expliqua Gréville:
– Blacfort ne se risque pas du côté de Campagne-Ampillac, évitant toujours les troupes de marine. D’après un de nos informateurs, il tient de grands discours à ses brigands et a réussi trois brillantes sorties.
– N’exagérons rien, Gréville, ce pauvre Nicolas n’est tout de même pas Alcibiade!
On sourit, puis Valencey d’Adena poursuivit:
– L'objet de ces sorties?
– Deux à titre militaire: ravitaillement et armes prises sur de jeunes soldats. Il a saisi sans doute que notre dispositif est plus faible au sud mais percer au sud, pour aller où?… Il s’y perdrait en terre hostile. Il reste donc à l’abri de cette immense forêt, s’y enterre et s’y fortifie. Il connaît le point de vue de Saint-Just: le plus d’hommes possible aux frontières et le minimum en Vendée.
Victoire demanda:
– Vous parliez de trois sorties?
Inconsciemment, Gréville, gêné, baissa la voix:
– Il a fait enlever une petite fille, vous connaissez ses goûts. Mais aussi, et c’est nouveau, un petit garçon. Des enfants de républicains.
Valencey d’Adana se fit véhément:
– Et tous ces brigands de la Vendée, ces fils de curés qui ne manquent pas une messe, acceptent pareille chose?
– Ils regardent ailleurs sans comprendre, d’autant que Blacfort a une très jolie maîtresse. Il a perdu deux de ses tueurs dans l’affaire et l’une de ses deux putains a été enlevée par les Indiens bravos.
– Tiens, une bonne nouvelle!… répondit Valencey d’Adana.
Gréville hésita puis, moitié désolé, moitié amusé:
– Une autre nouvelle encore, concernant les «colonnes infernales». Dans un village proche, les femmes des Brigands avaient pris l’habitude de harceler une compagnie de dragons de Turreau en disant en chœur d’un ton geignard: «Nos prêtres, rendez-nous nos bons prêtres!…» Les dragons lassés les prirent au mot et dès qu’elles lancèrent l’habituel: «Nos prêtres, rendez-nous nos bons prêtres», ils leur répondirent: «Les voici, citoyennes, voici vos “bons” prêtres mais pour les commodités du transport, ils sont en pièces détachées», et ils leur abandonnèrent quatre caisses avec à l’intérieur deux curés découpés en morceaux.
Valencey d’Adana haussa les épaules.
– Ce n’est pas glorieux mais les prêtres réfractaires avaient choisi leur engagement, les enfants, non.
– C'est précisément ce que m’a répondu votre ami Mahé.
1 Auteurs des massacres dans les prisons du 2 au 6 septembre 1792.
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– Qui vive?… lança une voix derrière un bosquet.
– Le ci-devant Vercingétorix!… répondit Valencey d’Adana d’humeur joyeuse à l’idée de revoir Mahé et ses hommes.
– Aux armes!… hurla la voix sans trace d’humour.
– Idiot, tu ne reconnais donc pas ton général?
Un très jeune soldat se montra, s’excusa mais n’eut rien à expliquer à ses camarades accourus aussitôt en armes: tous acclamèrent Valencey d’Adana, leur général commandant la 123 e demi-brigade «Liberté, liberté chérie».
C'était une belle fin de journée de juin qui s’achevait en roseurs, déclinaisons de bleu et enfin d’un vert soutenu en raison des pluies de printemps.
La nouvelle du retour du général, de son épouse et du lieutenant Hyppolite courut le camp tout hérissé de défenses de la 123 e . Elle se propagea à la vitesse du vent et Mahé apparut, en chemise, manches retroussées, le sabre lui battant les bottes. Ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre puis, sur un signe du général, Victoire se joignit à eux.
Enfin, souriant, Valencey d’Adana aperçut John O'Shea et lui ouvrit les bras:
– Heureux, tellement heureux de te revoir, damné Yankee!… Ah, tu nous as bien manqué.
Valencey d’Adana rencontra ses officiers et soldats un à un, les plus anciens ayant droit à une accolade. On n’avait jamais vu Valencey d’Adana si proche, si familier. Tous savaient l’immense chagrin de leur chef, bien qu’il ne prononçât jamais le nom de La Terpsichore et les plus subtils se doutèrent qu’il reportait sur ses hommes une partie de ce qu’il éprouvait pour sa frégate, celle-ci représentant bien davantage qu’un navire, fût-il exceptionnel. Quelques-uns, rares, songèrent qu’ils se trouvaient tous
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