La lanterne des morts
aussi – relativement – favorable.
– Quand attaqueront-ils?… demanda Mahé.
– À l’aube, évidemment.
– Pourquoi, comment es-tu si sûr de toi?
– Allons, tu connais Blacfort. Il a cru tenir la victoire et pour une fois, il ne se trompait pas. Il attaquera à l’aube. Il l’aurait même tenté cette nuit mais il sait les Indiens imbattables dans l’obscurité et les marins habitués aux veilles. À l’aube, Mahé, mais il aura une surprise: plus question de retenir nos forces.
– Mais prendras-tu encore le risque de le laisser s’avancer?
– Bien obligé si nous le voulons couper de ses arrières. Comment faire autrement? Il faut que ma première ligne, paniquée, lui abandonne le glacis. Ils s’avanceront à découvert, la forêt étant trop éloignée pour les protéger. Après… Après, je te jure qu’ils payeront cher le massacre de mes vétérans.
– Pourquoi ont-ils fait cela?… Eux, des vétérans de tant de batailles!
Valencey d’Adana haussa les épaules.
– C'est ma faute, j’aurais dû y songer. Ils n’ont rien perdu de leurs qualités de soldats mais la discipline, c’est autre chose. Ils ont oublié… Tu le sais, je n’ai jamais refusé de parler de la discipline hors des combats mais à la guerre, j’ai toujours exigé sa plus stricte application. On ne discute pas, on ne désobéit pas sous le feu de l’ennemi. Nous avons failli être balayés, Mahé, nous sommes passés à deux doigts de l’écrasement définitif.
– Ne te tourmente plus, la leçon a porté, même si elle fut coûteuse.
Valencey d’Adana ne répondit pas, observant trois officiers à écharpe et panache tricolore qui arrivaient vivement. Ils descendirent de cheval.
– Général Taenincks.
– Général Valencey d’Adana.
– Heureux de te connaître, citoyen. Je te présente le colonel Andreau et le lieutenant-colonel Maricourt.
– Voici le colonel Campagne-Ampillac.
– Puis-je te parler, citoyen?
– Mais bien entendu.
Les deux généraux firent quelques pas, échangeant des mots aimables.
– Tu es parisien, n’est-ce pas?… demanda Valencey d’Adana.
– De la rue des Noyers, tu connais?
– Rue des Noyers… C'est une vieille rue près de la place Maubert?
– Exactement.
– Eh bien, citoyen, quelles sont les nouvelles?
– Excellentes, et je tenais à te les communiquer moi-même. Je suis arrivé hier de l’armée de Sambre-et-Meuse avec mon régiment pour relever un régiment de ligne à la volonté… Comment dire?…
– Fléchissante?
– Voilà le mot. Mais à l’aube, nouveaux ordres: je dois monter vers la Belgique où se prépare sans doute une affaire sérieuse. Et tout à l’heure, deux cents chouans viennent se jeter dans mes lignes!
– Désolé, ils venaient de chez moi, si j’ose dire.
– L'armée de Sambre-et-Meuse est une dure école aussi, voici la nouvelle: ici, il n’est plus de chouans vivants.
– Voilà qui me soulage, je craignais tout de même une attaque à revers.
Le général Taenincks aborda la suite avec tact:
– Je sais que tu es à la veille d’une bataille décisive avec Blacfort et que tu es en compte avec lui. Je sais que tes effectifs sont réduits, que toute l’armée monte au Nord… Sache cependant que, si le sort capricieux des armes t’était défavorable, des dizaines de généraux de la République auraient à cœur de te venger: quoi qu’il arrive lors de cette bataille, Blacfort n’échappera pas à son châtiment.
Valencey d’Adana, touché, serra la main du général:
– Merci!… Merci, pour ce que tu dis et ce que j’imagine.
L'allusion amusa Taenincks:
– C'est que je nous crois assez proches. Nous aimons tous deux l’air pur de la Montagne…
Valencey sourit à ce clin d’œil adroit à l’aile des Jacobins qui ne composait pas. Il répondit sur le même registre:
– D’autant qu’à propos de Montagne, l’ascension décourage ceux dont les convictions ne sont pas solides.
Les deux généraux se donnèrent une rapide accolade puis Taenincks remonta à cheval et s’éloigna avec ses officiers.
– J’aimerais monter au nord, quelle bataille se prépare là-bas!
– Ici, c’est déjà la ligne de combat du nord, Mahé!… répondit Valencey d’Adana sans trace d’amertume.
56
Ils étaient allongés côte à côte, heureux.
Valencey d’Adana avait admis la disparition des cinquante vétérans car comme toujours après la douleur, il se dit: «Je pourrais faire partie
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