La lanterne des morts
tués et trente blessés graves à son rival. Les effectifs de la 123 e descendant à cinq cent quatre-vingts hommes, le rapport remontait à un pour cinq.
Hélas, avec l’affaire de cette nuit, tout était encore bouleversé. Certes, une fois encore, Valencey d’Adana avait dû battre en retraite. Dans un message aux princes royaux, on pouvait arguer que bousculées, les troupes de marine avaient été repoussées sur leurs positions de départ où elles se retranchaient. Mais tout de même, huit cent trente morts et soixante-quinze blessés si graves que le chirurgien en chef pronostiquait:
– De toute façon, dans cette forêt malsaine, ils vont tous crever!
Les chiffres tombaient alors à deux mille et l’écart oscillait entre un pour trois à un pour quatre.
Coûteuse victoire. Un officier royaliste n’avait-il pas maugréé:
– Encore trois… victoires … comme celle-ci et le drapeau tricolore flottera sur le bastion royaliste!
Que faire?…
Il fallait pourtant agir!… Bloquée dans cette forêt, la troupe allait perdre tout son mordant. On signalait déjà des désertions, ces imbéciles de soldats-paysans pensant brusquement à s’en aller faire les moissons!
Blacfort avait procédé à des promotions très rapides pour remplacer les officiers tués. Ainsi, un ancien lieutenant du royal-Cravate 1 , jeune marquis, devint colonel et favori de Blacfort en raison de conseils souvent judicieux.
– Que pensez-vous de cela, marquis, si j’attaquais à présent qu’ils ne s’y attendent point?
– La surprise serait totale, assurément!… répondit l’ancien officier du royal-Cravate qui ajouta: à condition, bien entendu, que nul traître ne les prévienne.
Blacfort sursauta:
– Un traître?
– Il en est tant et tant, dans toutes les armées. Pourquoi pas la nôtre?… Après le tir si… heureux des canonniers républicains, la question est légitime.
– Un traître… répéta Blacfort, rêveur.
Le colonel insista:
– S'il en existe, il est facile de le démasquer: annoncez que nous attaquons dans une heure et faites suivre par vos hommes de confiance tous ceux qui s’éloigneront.
– Quelle idée magnifique!… s’enthousiasma Blacfort qui lança ses ordres pour l’offensive.
Moins de trente minutes plus tard, Chapeau-ciré et Simon dit «la Douceur» amenèrent à leur chef le baron de Saint-Eulay, le visage tuméfié et les mains liées derrière le dos.
Chapeau-ciré, qui portait effectivement un chapeau de cuir noir d’une grande laideur, expliqua de sa voix nasillarde:
– Il fut seul à s’éloigner du camp, monsieur le comte, et nous l’avons surpris enterrant ceci au pied d’un arbre creux.
Blacfort lut quelques lignes écrites à la hâte et qui annonçaient l’attaque imminente des royalistes. Fou de rage, il gifla le prisonnier qui lança:
– Blacfort, espèce de charogne, tu crèveras bientôt toi aussi!
– Tu n’as pas fini de souffrir!… promit le général vendéen.
Cependant, son actuel conseiller et tout récent colonel entraîna Blacfort à l’écart:
– Général, nous n’avons plus le temps de nous amuser à ces jeux-là. Fusillez-le et passons à l’essentiel, l’attaque.
Le mot «attaque» séduisit Blacfort s’il n’aima que modérément les mots «ces jeux-là». Mais le jeune marquis, descendant d’une longue et prestigieuse lignée de militaires lui en imposait. En outre, ne venait-il pas de démasquer un traître?
Il décida de lui céder mais on fusilla Saint-Eulay selon le caprice du général: dans le dos, à seulement quatre pas et en visant le crâne, afin qu’il n’ait plus de tête.
La comtesse de Juignet-Tallouart, qui pensait à son avenir en se fabriquant un passé et donc une légende de belle amazone vendéenne, demanda et obtint de faire partie du peloton d’exécution.
Dans le silence observé par près de deux mille hommes attentifs, on entendit le condamné crier:
– Mort aux tyrans!… Vive la République!… Vive la nation!…
Les fusils firent taire à jamais la voix du baron de Saint-Eulay, officier d’un régiment de tirailleurs d’Étampes tombé pour la République.
1 Composé à l’origine de Croates, ce régiment devint officiellement le «royal-Cravate», la déformation «parlée» de «Croate» en «Cravate» étant officialisée. Ce sont des troupes du «royal-Cravate» qui avaient été balayées par l’émeute lors de l’affaire Réveillon qui précéda de peu la prise de la
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