La lanterne des morts
peut-être, à moins que ce ne fût dans les bagages de pillards républicains, mais Blacfort portait, un peu trop grande pour lui, une cuirasse d’acier noir très finement ciselée d’or, telle qu’on en vit jadis au prince de Condé pendant la Fronde.
O'Shea, couché dans les fougères aux côtés de Valencey d’Adana, désigna Blacfort:
– Quelle est cette très vieille chose en armure?
L'expression faillit faire hurler Valencey d’Adana de rire:
– Cette «très vieille chose», c’est Blacfort, commodore.
O'Shea ne put retenir une grimace dégoûtée.
– Crois-tu qu’ils vont se battre à la masse d’armes, la francisque et l’arquebuse?
Valencey d’Adana adressa un clin d’œil à l’Américain.
– Cher ami, aie la charité de ne pas porter sur les très vieux pays ce regard impitoyable des jeunes nations.
O'Shea réfléchit, hocha la tête puis, toujours chuchotant mais d’un ton cérémonieux:
– Dis-moi, si nous prenons cet homme, pourrai-je garder cette armure?
– C'est simplement une cuirasse de poitrine, pas vraiment une armure, vois-tu?
– Soit. Eh bien, cette cuirasse, pourrai-je l’obtenir?
Valencey d’Adana, surpris, lui demanda:
– Tudieu, qu’en feras-tu?
– J’inviterai mes voisins à souper et apparaîtrai dans cette armure.
– Cuirasse de poitrine… Ils seront très impressionnés.
– N’est-ce pas?… Aux États-Unis, même George Washington n’a pas d’armure.
– Cuirasse, John: une cuirasse.
Cette conversation ne risquait pas d’être surprise: plus bas, chariots et pièces d’artillerie passaient dans un bruit infernal. Sur les dix-huit pièces, on ne comptait que deux canons Gribeauval évidemment pris aux républicains. Le reste datait un peu.
Vint enfin un groupe d’hommes visiblement à part, accompagnés de deux femmes. Les hommes avaient des têtes d’assassins, de voleurs et de gibiers de potence. Les femmes, dont l’une jeune et très jolie mais comme absente, semblaient des putains, à en juger par la voix vulgaire de la plus âgée, la peau grêlée et les cheveux sales, qui insultait son malheureux cheval avec des mots orduriers qui eussent fait rougir Bernardin des Essarts, marquis de La Mellerie, s’il n’eût été occupé à garder les chevaux.
L'arrière-garde de «l’armée Blacfort» était composée de plusieurs rangs serrés de Vendéens aux aguets, visages passés à la suie comme les chouans, fusils à la main et les marins, sans se consulter, baissèrent la tête dans les fougères, devinant que ceux-ci devaient être les plus redoutables au plan militaire.
On laissa passer quelques minutes. Le bruit des voix et celui des chariots décrurent et s’estompèrent mais Valencey d’Adana, d’un geste, arrêta ses hommes qui s’apprêtaient à redescendre la butte.
Ils virent arriver un traînard. Celui-là, avec une jambe de bois, suivait difficilement. Il eût dû prendre place sur un des chariots mais, Valencey d’Adana le savait depuis longtemps, Blacfort détestait les infirmes, eussent-ils été estropiés à son service.
Sur un signe de tête, O'Shea se proposa, ce que Valencey d’Adana approuva car seul l’Américain était capable de ce genre de saut très acrobatique.
Il bondit, faisant un magnifique tour sur lui-même dans l’espace, et retomba exactement sur le dos du Vendéen qui se retrouva au sol, une baïonnette sur la gorge.
Valencey d’Adana s’approcha, admiratif:
– Un saut magnifique, John!
Puis, au Vendéen:
– Mène-moi à votre camp et tu as la vie sauve.
– Mais, le camp est vide…
– Obéiras-tu, à la fin?
On remit l’homme debout tandis que Saint-Frégant allait chercher La Mellerie et les chevaux.
Si le Vendéen infirme ne pouvait certes pas comprendre l’intérêt que les républicains trouvaient à investir un camp désert, les officiers de Valencey d’Adana, eux, le savaient. Un camp, même vide, en dit beaucoup sur l’organisation de l’adversaire et la chose peut se révéler des plus utiles à l’avenir.
Cependant, s’ils l’avaient connu, cet avenir, Valencey d’Adana et ses hommes se seraient pour une fois abstenus…
1 Petit sac de voyage en cuir.
21
Bien que le lieu fût mal famé, Francis William Dawson, grand maître de l’espionnage anglais, aimait à se promener au Palais-Royal.
Il en avait plus qu’assez de cette manie des révolutionnaires français de changer tous les noms de lieux. Hier encore, il s’était publiquement
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