La lanterne des morts
Gréville devina qu’il fallait laisser là un ton qui, pour plaisant qu’il fût, s’accordait mal à la situation.
Il choisit subtilement ses mots et, se penchant vers elle:
– Léonore, notre métier est bien étrange et cruel par certains aspects. C'est une des vocations de la police secrète que d’entrer dans l’intimité des gens, de gagner leur confiance, leur amitié voire… voire leur amour, pour finir par les livrer aux juges qui les offrent à Sanson afin qu’ils les envoient à la petite chatière 1 . Un tel comportement serait réellement répugnant de notre part s’il n’existait autre chose qui le justifie cent fois: attachants ou pas, charmants, généreux, plaisants et que sais-je encore, ils sont des ennemis de la République et doivent donc répondre de leurs conspirations, de leurs crimes contre la nation. Nous l’aimons, cette République, même si parfois elle se trompe et se montre injuste. Il n’est pas d’alternative: la République ou le retour des Bourbons dans les malles des armées étrangères.
Elle baissa la tête.
– Tu as raison, citoyen Gréville. Comme toujours.
Il se détendit et lissa quelques papiers posés sur le bureau qui les séparait.
– Parle-moi de lui, de l’homme, car je le dois bien connaître: c’est un très grand ennemi de la France.
– Comment dois-je t’en parler, citoyen?
– Comme bon te semble. Quel est son caractère, où en est-il avec toi, que pense-t-il de la Révolution?… Après, nous parlerons à son sujet des affaires du service. Après.
Elle réfléchit un court instant:
– Il est toujours de bonne humeur et au début, avant que je ne le connaisse mieux, je m’amusais à penser qu’il était le genre d’homme à monter à l’échafaud en chantant une de ces jolies mélodies de la marine anglaise qu’il connaît si bien.
– Croit-il cette fable selon laquelle on t’aurait prédit que tu épouserais le premier Anglais que tu rencontrerais?
– Hélas, il y croit!
– C'est bien, poursuis.
– Vois-tu, citoyen, les femmes, toutes les femmes, je crois, sont souvent sensibles à cela: qu’un homme dont le désir est évident n’ait jamais un mot ou un geste déplacé. Dawson me respecte, et je sais qu’il m’aime.
– Attention, Léonore, ne mélange pas tout: il t’aime ou il te désire?
– Il me désire et il m’aime. Son amour est dans ce désir qu’il sait si bien maîtriser. Il n’a jamais passé le seuil de ma chambre. Au bain public, je me suis volontairement trompée, allant chez les hommes. Je n’avais pas franchi cinq mètres que je ne comptais déjà plus les mains sur mes seins et mes fesses. Me voyant, Dawson accourut avec une serviette dont il me couvrit délicatement, sans même me frôler, avant de me raccompagner chez les femmes.
Gréville, qui écoutait attentivement, hocha la tête à plusieurs reprises:
– Excellent!… Tu ne l’as point fait en ce dessein mais à présent qu’il a vu ton corps dénudé, le voici bien accroché.
Une expression d’incompréhension s’attarda un instant sur le visage de Léonore qui cependant continua:
– Il refuse que je cuisine, aussi dînons-nous toujours au cabaret ou fait-il venir un traiteur. Chaque jour, sachant combien je les aime, il fait livrer des fleurs fraîches. C'est très difficile, citoyen, de n’être pas troublée par tant de prévenances.
– Je le conçois, Léonore, et tu n’en es que plus méritante à mes yeux. Que dit-il de Paris et de la Révolution?
La jeune femme, bien qu’elle le dissimulât, fut ravie que Gréville, orientant différemment la conversation, change de sujet:
– Je le soupçonne d’apprécier les deux, citoyen. Pour Paris, il ne s’en cache point. Pour la Révolution, c’est plus discret, des allusions légères. On guillotinait l’autre fois un duc et Francis… Pardon, Dawson…
Il l’interrompit:
– Je t’en prie, Léonore, vivant à ses côtés, il est bien naturel que tu l’appelles Francis.
Elle reprit:
– Apprenant la mort de ce grand duc, il laissa échapper: «Ah, que ne pouvons-nous bénéficier d’une guillotine sur le pont de Londres ne serait-ce que pendant deux jours!» La liberté, ou devrais-je dire la découverte de celle-ci par tout un peuple, explique à son avis les excès. Il a dit exactement: «On n’en finira jamais de connaître l’étendue de ce qu’offre la liberté.» Le 24 mars, il a assisté à l’exécution d’Hébert et des hébertistes bien
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