La lanterne des morts
chariot à deux chevaux mené par John O'Shea.
Sur le plateau du chariot, bien qu’ils fussent enveloppés dans de grands drapeaux tricolores d’où dépassaient deux paires de bottes, on reconnaissait la forme de deux corps.
Le spectacle ne manquait ni de beauté, ni de gravité. La tenue des cavaliers, officiers de marine aux uniformes impeccables, surprit: on n’en avait jamais vu ici mais la cocarde tricolore aux tricornes indiquait des troupes amies.
Dès que le maire fut informé, et tandis que certains poussaient des cris de haine contre les brigands à la vue du visage mutilé de Saint-Frégant, on dut refuser du monde tant il se présentait de fossoyeurs volontaires.
On creusa les tombes au pied d’un grand saule, le plus bel endroit du cimetière qui jouxtait une petite église abandonnée.
Valencey d’Adana dut batailler avec le maire, qui voulait tout offrir, pour qu’il accepte un peu d’or afin qu’on grave des pierres tombales où devaient figurer les noms complets, les titres, les mentions «Officiers de marine tués au service de la République» et «Anciens volontaires de la guerre d’Indépendance américaine». On y ajouterait un symbole maçonnique, à la discrétion du maire qui lui-même appartenait à une loge.
Puis la population tout entière défila en cortège patriotique: les vieillards, le front ceint de couronnes de laurier, les femmes coiffées du bonnet rouge, deux bœufs parés de rubans tricolores tirant une petite charrette sur laquelle se voyaient les tables de la loi, des sectionnaires en sabots ou pieds nus mais armés de piques, des jeunes gens portant des civières sur lesquelles reposaient le buste de Marat et une maquette de la Bastille.
C'était d’une grande naïveté, touchante, profonde, sincère.
L'émotion culmina lorsqu’on mit en terre les cercueils fabriqués à la hâte et toujours couverts de leurs grands drapeaux tricolores.
Il n’est pas certain que les quatre officiers de marine ne pleurèrent pas mais tous, ici, faisaient preuve d’une telle pudeur et d’un tel dévouement à la cause du peuple qu’on ne le sut jamais.
Faits citoyens d’honneur, les quatre marins promirent de revenir après la pacification dans cette Vendée républicaine injustement éclipsée par celle des prêtres réfractaires et des liberticides.
Ils éprouvèrent quelques difficultés à refuser l’hospitalité qu’on leur offrit. Ils eurent tort car le soir même, ils devaient coucher en prison, étant promis à l’échafaud…
29
Pierre-François Gréville leva les yeux sur la jolie Léonore, jeune veuve de vingt-cinq ans, qui vivait dans l’appartement du maître-espion Francis William Dawson.
C'était demi-mensonge que d’affirmer à l’Anglais que la jeune femme se trouvait veuve d’un membre de la bande, par ailleurs sergent de la garde nationale. Veuve, elle l’était réellement, mais d’un tout jeune officier de la police secrète. Remarquée par Gréville à l’enterrement de son époux, elle repoussa son offre de travailler pour le service et devint – car cela aussi était la vérité – bouquetière.
Après quelques mois, elle fut lasse qu’on s’intéresse davantage à son corps et à son joli minois qu’à ses bouquets si bien qu’elle s’en vint trouver Gréville lequel, n’ayant point varié, la recruta aussitôt dans la police secrète.
Elle se prénommait réellement Léonore et le nom de feu son époux, Letessier, n’était point inventé: mêler le faux et le vrai constituait une, parmi bien d’autres, des méthodes de travail du policier d’élite.
– Eh bien, ton vieil Anglais, citoyenne?
– Soixante-trois ans, ce n’est point si vieux.
– Surtout lorsqu’on en a soi-même vingt-cinq!… répondit ironiquement Gréville.
Un bref silence s’installa et Gréville, voyant ce qui se dessinait sous ses yeux, décida de s’amuser encore un peu car son humeur, en harmonie avec la magnifique journée de printemps, oscillait entre une joie diffuse et un optimisme solidement ancré dans sa nature.
– Mange-t-il toujours autant?
La jeune femme réprima un soupir:
– Un peu moins. Et je l’emmène aux bains publics, l’oblige à marcher et, sauf lorsqu’on soupe, à boire du thé plutôt que de la bière ou du vin. Il maigrit et doit acheter des pantalons et des culottes plus étroits.
– Diable, ne nous le change pas trop cependant ou nos agents le perdront de vue tout de bon.
Homme très fin,
Weitere Kostenlose Bücher