La Légende et les Aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d'Ulenspiegel et de Lamme Goedzak
beau que soit ton rêve,
Cherche-le dans mon cœur.
Je suis froide ou brûlante
Tendre au doux nonchaloir
Tiède éperdue, ardente,
Mon homme, à ton vouloir.
Vois, je vends tout : mes charmes,
Mon âme et mes yeux bleus ;
Bonheur, rires et larmes,
Et la Mort si tu veux.
Au son de la viole,
Je chante nuit et jour ;
Je suis la fille-folle,
La vendeuse d’amour.
Et chantant sa chanson, la Gilline était si belle, si suave et
mignonne, que tous les hommes, happe-chair, bouchers, Lamme et
Ulenspiegel étaient là, muets, attendris, souriant, domptés.
Tout à coup, éclatant de rire, la Gilline dit, regardant
Ulenspiegel :
– C’est comme cela qu’on met les oiseaux en cage. Et son charme
fut rompu.
Ulenspiegel, Lamme et les bouchers
s’entre-regardèrent :
– Or ça, me payerez-vous ? dit la Stevenyne, me
payerez-vous, messire Ulenspiegel, qui faites si bonne graisse de
la viande de prédicants.
Lamme voulut parler, mais Ulenspiegel le fit taire, et
parlant :
– Nous ne payerons point d’avance, dit-il.
– Je me payerai donc après sur ton héritage, fit la
Stevenyne.
– Les goules vivent de cadavres, répondit Ulenspiegel.
– Oui, dit l’un des happe-chair, ces deux-là ont pris l’argent
des prédicants ; plus de trois cents florins carolus. C’est un
beau denier pour la Gilline.
Celle-ci chantait :
Cherche ailleurs de tels charmes,
Prends tout, mon amoureux,
Plaisirs, baisers et larmes,
Et la Mort si tu veux.
Puis, ricanant, elle dit :
– Buvons !
– Buvons ! dirent les happe-chair.
– Vive Dieu ! dit la Stevenyne, buvons ! les portes
sont fermées, les fenêtres ont de forts barreaux, les oiseaux sont
en cage ; buvons !
– Buvons ! dit Ulenspiegel.
– Buvons ! dit Lamme.
– Buvons ! dirent les sept.
– Buvons ! dirent les happe-chair.
– Buvons ! dit la Gilline, faisant chanter sa viole. Je
suis belle, buvons ! Je prendrai l’archange Gabriel aux filets
de ma chanson.
– À boire donc, dit Ulenspiegel, du vin pour couronner la fête,
et du meilleur ; je veux qu’il y ait une goutte de feu liquide
à chaque poil de nos corps altérés.
– Buvons ! dit la Gilline ; encore vingt goujons comme
toi, et les brochets cesseront de chanter.
La Stevenyne apporta du vin. Tous étaient assis, buvant et
bouffant, les happe-chair et les filles ensemble. Les sept, assis à
la table d’Ulenspiegel et de Lamme, jetaient de leur table à celle
des filles des jambons, des saucissons, des omelettes et des
bouteilles, qu’elles prenaient au vol comme des carpes happant des
mouches au-dessus d’un étang. Et la Stevenyne riait, poussant ses
crocs et montrant des paquets de chandelles de cinq à la livre, qui
se balançaient au-dessus du comptoir. C’étaient les chandelles des
filles. Puis elle dit à Ulenspiegel :
– Quand on va au bûcher, on y porte un cierge de suif ; en
veux-tu un dès à présent ?
– Buvons ! dit Ulenspiegel.
– Buvons ! dirent les sept.
La Gilline dit :
– Ulenspiegel a les yeux brillants comme un cygne qui va
trépasser.
– Si on les donnait à manger aux cochons ? dit la
Stevenyne.
– Ce leur serait festin de lanternes ; buvons ! dit
Ulenspiegel.
– Aimerais-tu, dit la Stevenyne, qu’étant échafaudé on te perçât
la langue d’un fer rouge ?
– Elle en serait meilleure pour siffler : buvons !
répondit Ulenspiegel.
– Tu parlerais moins si tu étais pendu, dit la Stevenyne, et ta
mignonne te viendrait contempler.
– Oui, dit Ulenspiegel, mais je pèserais davantage et tomberais
sur son museau gracieux : buvons !
– Que dirais-tu si tu étais fustigé, marqué au front et à
l’épaule ?
– Je dirais qu’on s’est trompé de viande, répondit Ulenspiegel,
et qu’au lieu de rôtir la truie Stevenyne, on a échaudé le pourceau
Ulenspiegel : buvons !
– Puisque tu n’aimes rien de cela, dit la Stevenyne, tu seras
mené sur les navires du roi, et là condamné à être écartelé à
quatre galères.
– Alors, dit Ulenspiegel, les requins auront mes quatre membres,
et tu mangeras ce dont ils ne voudront pas : buvons !
– Que ne manges-tu, dit-elle, une de ces chandelles ; elles
te serviraient en enfer à éclairer ton éternelle damnation.
– Je vois assez clair pour contempler ton groin lumineux, ô
truie mal échaudée : buvons ! dit Ulenspiegel.
Soudain il frappa du pied de son verre sur la table, en imitant
avec les mains le bruit que fait un tapissier
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