La Légende et les Aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d'Ulenspiegel et de Lamme Goedzak
des lanternes.
– En effet, notre peintre, répondit le landgrave, et que me
faudrait-il te payer pour ce grand travail ?
– Cent florins d’avance ou autrement, répondit Ulenspiegel.
– Les voici d’avance, dit le sire landgrave.
– Compatissant seigneur, repartit Ulenspiegel, vous mettez de
l’huile dans ma lampe, elle brûlera en votre honneur.
Le lendemain, il demanda au sire landgrave de faire défiler
devant lui ceux auxquels il réservait l’honneur d’être
pourtraits.
Vint alors le duc de Lunebourg, commandant des lansquenets au
service du landgrave. C’était un gros homme, portant à grand’peine
sa panse gonflée de viande. Il s’approcha d’Ulenspiegel et lui
glissa en l’oreille ces paroles :
– Si tu ne m’ôtes, en me pourtraitant, la moitié de ma graisse,
je te fais pendre par mes soudards.
Le duc passa.
Vint alors une haute dame, laquelle avait une bosse au dos et
une poitrine plate comme une lame de glaive de justice.
– Messire peintre, dit-elle, si tu ne me mets deux bosses au
lieu d’une que tu ôteras, et ne les places par devant, je te fais
écarteler comme un empoisonneur.
La dame passa.
Puis vint une jeune demoiselle d’honneur, blonde, fraîche et
mignonne, mais à laquelle il manquait trois dents sous la lèvre
supérieure.
– Messire peintre, dit-elle, si tu ne me fais rire et montrer
trente-deux dents, je te fais hacher menu par mon galant qui est
là.
Et lui montrant le capitaine d’arquebusiers qui tantôt jouait
aux dés sur les escaliers du palais, elle passa.
La procession continua ; Ulenspiegel resta seul avec le
sire landgrave.
– Si, dit le sire landgrave, tu as le malheur de mentir d’un
trait en pourtraitant toutes ces physionomies, je te fais couper le
cou comme à un poulet.
– Privé de la tête, pensa Ulenspiegel, écartelé, haché menu ou
pendu pour le moins, il sera plus aisé de ne rien pourtraire du
tout. J’y aviserai.
– Où est, demanda-t-il au landgrave, la salle qu’il me faut
décorer de toutes ces peintures ?
– Suis-moi, dit le landgrave. Et lui montrant une grande chambre
avec de grands murs tout nus :
– Voici, dit-il, la salle.
– Je serais bien aise, dit Ulenspiegel, que l’on plaçât sur ces
murs de grands rideaux, afin de garantir mes peintures des affronts
des mouches et de la poussière.
– Cela sera fait, dit le sire landgrave. Les rideaux étant
placés, Ulenspiegel demanda trois apprentis, afin, disait-il, de
leur faire préparer ses couleurs.
Pendant trente jours, Ulenspiegel et les apprentis ne firent que
mener noces et ripailles, n’épargnant ni les fines viandes ni les
vieux vins. Le landgrave veillait à tout.
Cependant, le trente et unième jour il vint pousser le nez à la
porte de la chambre où Ulenspiegel avait recommandé qu’il n’entrât
point.
– Eh bien, Thyl, dit-il, où sont les portraits ?
– Ils sont loin, répondit Ulenspiegel.
– Ne pourrait-on les voir ?
– Pas encore.
Le trente-sixième jour, il poussa de nouveau le nez à la
porte :
– Eh bien, Thyl ? interrogea-t-il.
– Hé ! sire landgrave, ils cheminent vers la fin.
Le soixantième jour, le landgrave se fâcha, et entrant dans la
chambre :
– Tu me vas, incontinent, dit-il, montrer les peintures.
– Oui, redouté Seigneur, répondit Ulenspiegel, mais daignez ne
point ouvrir ce rideau avant d’avoir mandé céans les seigneurs
capitaines et dames de votre cour.
– J’y consens, dit le sire landgrave.
Tous vinrent à son ordre.
Ulenspiegel se tenait devant le rideau bien fermé.
– Monseigneur landgrave, dit-il, et vous, madame la landgravine,
et vous, monseigneur de Lunebourg, et vous autres belles dames et
vaillants capitaines, j’ai pourtrait de mon mieux, derrière ce
rideau, vos faces mignonnes ou guerrières. Il vous sera facile de
vous y reconnaître chacun très bien. Vous êtes curieux de vous
voir, c’est justice, mais daignez prendre patience et laissez-moi
vous dire un mot ou six. Belles dames et vaillants capitaines, qui
êtes tous de sang noble, vous pouvez voir et admirer ma
peinture ; mais s’il est parmi vous un vilain, il ne verra que
le mur blanc. Et maintenant daignez ouvrir vos nobles yeux.
Ulenspiegel tira le rideau :
– Les nobles hommes seuls y voient, seules elles y voient les
nobles dames, aussi dira-t-on bientôt : Aveugle en peinture
comme vilain, clairvoyant comme noble homme !
Tous écarquillaient les yeux, prétendant y
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