La Légende et les Aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d'Ulenspiegel et de Lamme Goedzak
tous pour payer leur écot.
Ils allèrent ainsi en chemise par monts et par vaux, car ils
n’avaient pas voulu vendre leur cheval ni leur chariot.
Et chacun, les voyant si piteux, leur donnait volontiers à
manger du pain, de la bière et quelquefois de la viande ; car
ils disaient partout qu’ils avaient été dépouillés par des
larrons.
Et ils n’avaient à eux tous qu’un haut-de-chausses.
Et ainsi ils revinrent à Sluys en chemise, dansant dans leur
chariot et jouant du
rommel-pot
.
LX
Dans l’entre-temps, Ulenspiegel califourchonnait sur le dos de
Jef à travers les terres et marais du duc de Lunebourg. Les
Flamands nomment ce duc
Water-Signorke
, à cause qu’il fait
toujours humide chez lui.
Jef obéissait à Ulenspiegel comme un chien, buvait de la
bruinbier, dansait mieux qu’un Hongrois maître ès arts de
souplesses, faisait le mort et se couchait sur le dos au moindre
signe.
Ulenspiegel savait que le duc de Lunebourg, marri et fâché de ce
qu’Ulenspiegel s’était gaussé de lui, à Darmstadt, en la présence
du landgrave de Hesse, lui avait interdit l’entrée de ses terres
sous peine de la hart.
Soudain il vit venir Son Altesse Ducale en personne et comme il
savait qu’elle était violente, il fut pris de peur. Parlant à son
âne :
– Jef, dit-il, voici monseigneur de Lunebourg qui vient. J’ai au
cou une grande démangeaison de corde ; mais que ce ne soit pas
le bourreau qui me gratte ! Jef, je veux bien être gratté,
mais non pendu. Songe que nous sommes frères en misère et longues
oreilles ; songe aussi quel bon ami tu perdrais me
perdant.
Et Ulenspiegel s’essuyait les yeux, et Jef commençait à
braire.
Continuant son propos :
– Nous vivons ensemble joyeusement, lui dit Ulenspiegel, ou
tristement, suivant l’occurrence ; t’en souviens-tu,
Jef ? – L’âne continuait de braire, car il avait faim. – Et tu
ne pourras jamais m’oublier, disait son maître, car quelle amitié
est forte sinon celle qui rit des mêmes joies et pleure des mêmes
peines ! Jef, il faut te mettre sur le dos.
Le doux âne obéit et fut vu par le duc les quatre sabots en
l’air. Ulenspiegel s’assit prestement sur son ventre. Le duc vint à
lui.
– Que fais-tu là ? dit-il. Ignores-tu que, par mon dernier
placard, je t’ai défendu, sous peine de la corde, de mettre ton
pied poudreux en mes pays ?
Ulenspiegel répondit :
– Gracieux seigneur, prenez-moi en pitié !
Puis montrant son âne.
– Vous savez bien, dit-il, que, par droit et loi, celui-là est
toujours libre qui demeure entre ses quatre pieux.
Le duc répondit :
– Sors de mes pays, sinon tu mourras.
– Monseigneur, répondit Ulenspiegel, j’en sortirais si vite
monté sur un florin ou deux !
– Vaurien, dit le duc, vas-tu, non content de ta désobéissance,
me demander encore de l’argent ?
– Il le faut bien, monseigneur, puisque je ne peux pas vous le
prendre…
Le duc lui donna un florin. Puis Ulenspiegel dit parlant à son
âne :
– Jef, lève-toi et salue monseigneur.
L’âne se leva et se remit à braire. Puis tous deux s’en
furent.
LXI
Soetkin et Nele étaient assises à l’une des fenêtres de la
chaumière et regardaient dans la rue.
Soetkin disait à Nele :
– Mignonne, ne vois-tu pas venir mon fils Ulenspiegel ?
– Non, disait Nele, nous ne le verrons plus, ce méchant
vagabond.
– Nele, disait Soetkin, il ne faut point être fâchée contre lui,
mais le plaindre, car il est hors du logis, le petit homme.
– Je le sais bien, disait Nele ; il a une autre maison bien
loin d’ici, plus riche que la sienne, où quelque belle dame lui
donne sans doute à loger.
– Ce serait bien heureux pour lui, disait Soetkin ; il y
est peut-être nourri d’ortolans.
– Que ne lui donne-t-on des pierres à manger : il serait
vite ici, le goulu ! disait Nele.
Soetkin alors riait et disait :
– D’où vient donc, mignonne, cette grande colère ?
Mais Claes, qui, tout songeur aussi, liait des fagots dans un
coin :
– Ne vois-tu pas, disait-il, qu’elle en est affolée ?
– Voyez-vous, disait Soetkin, la rusée cauteleuse qui ne m’en a
point sonné mot ! Est-il vrai, mignonne, que tu en
veuilles ?
– Ne le croyez pas, disait Nele.
– Tu auras là, dit Claes, un vaillant époux ayant grande gueule,
le ventre creux et la langue longue, faisant des florins des liards
et jamais un sou de son labeur, toujours battant le pavé et
mesurant les
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