La Légion Des Damnés
réserves de vivres qui devaient rester en arrière étaient arrosées d'essence, de goudron ou du contenu des latrines. Les vastes champs, les merveilleux champs de »tournesol flambaient ou s'écrasaient sous les tanks et les tracteurs. Porcs et autres animaux domestiques étaient abattus et traînés en plein soleil, où ils pourrissaient en quelques heures. Partout étaient tendus des pièges. Une maison partiellement intacte sautait, par exemple, quand on en ouvrait la porte. Où se posait le regard, il n'y avait plus que désolation, destruction, mort.
Selon la tradition, notre 27e Blindé approcha, en quelques semaines, de son point de volatilisation totale, car évidemment nous formions arrière-garde, et luttions en permanence contre des forces russes très supérieures en nombre et en matériel. Une seule différence avec les retraites précédentes nous ne recevions plus d'effectifs de remplacement. La source était-elle finalement tarie ? En quelques semaines, quelques jours, peut-être, l'unité achèverait de se dissoudre.
La circulation, sur les routes, devenait parfois impossible, tant étaient denses les colonnes de cavalerie, d'infanterie, d'artillerie et de blindés en débandade. Des queues interminables de camions, de tanks, de canons, de chevaux et d'hommes peinaient désespérément sur les routes sablonneuses, où la poussière, la chaleur, faisaient de la vie, de ce qui restait de vie, un cauchemar délirant. Dans les champs, de part et d'autre de la route, cheminaient des colonnes non moins interminables, non moins hétéroclites, d'hommes et d'animaux, mais ceux-là étaient des civils. Ainsi défilaient les véhicules les plus étranges, tirés par un vieux cheval, une vache ou les deux à la fois, par un âne, un chien, une personne. A moins que les réfugiés n'eussent tout simplement leurs possessions sur le dos. Mais ils avaient tous une idée en commun : foutre le camp.
Chose curieuse, l'aviation russe était inactive. Sinon, la guerre se fût terminée un an plus tôt. Quand un véhicule tombait en panne, qu'il s'agît d'un tank, d'un Camion, d'une voiture, il n'était évidemment pas question de le réparer. Un char d'assaut le poussait dans le fossé, afin qu'il n'entravât pas davantage la circulation. D'innombrables soldats parvenus au bout du rouleau gisaient également dans les fossés, nous implorant de les prendre à bord. Mais nous n'avions pas le droit de le faire, et c'était un crève-cœur que d'entendre leurs supplications sans pouvoir même assourdir la voix de nos consciences en en recueillant au moins un. Mais personne ne s'arrêtait, personne ne pouvait s'arrêter pour les ramasser. Char après char passait près d'eux, dans un roulement de tonnerre, achevant de les noyer dans un nuage opaque de poussière chaude et de désespoir. Les réfugiés, eux aussi, tombaient par centaines et restaient là, évanouis, mourants ou morts, en tout cas incapables d'aller plus loin, dans la chaleur cuisante de la steppe. Et nul, non plus, ne songeait à s'occuper d'eux.
Du poste de pilotage, tout en bas du tank, Porta hurla :
— Ça, pour une retraite, c'est une retraite, mes enfants! Ça me rappelle la campagne de France, quand tout le monde se taillait devant nous, mais en ce temps-là, nos coqueluchardes étaient pas aussi rapides ! Maintenant, oui, on peut se permettre de battre des records, et je veux bien bouffer ma jambe gauche si Goebbels parle jamais de notre magnifique performance ! Si ça continue, je serai à Berlin pour mon anniversaire. Et toi, Staline, vieux frère, t'auras un beau complet civil au lieu de cette saloperie d'uniforme que t'es obligé de porter, et je te ferai donner un bon coup de griffes d'honneur au cul de ce salaud d'Adolf ! Vous êtes tous invités, les gars. On fera de la purée de vraies patates et du cochon bouilli et du gâteau de pommes de terre, avec du sucre et de la confiture et tout ce que vous pourrez bâfrer. Et on ira chercher cet âne bâté d'Asmus, avec ses pattes en bois et ses chiottes privés !
Puis il nous passa une bouteille et tout le monde but à la proche défaite des forces armées prusso-nazies.
Avant d'abandonner Kharkov pour de bon, les gars du génie détruisent tout. Kharkov était une grande ville, aussi vaste que Copenhague, et riche, à la veille du conflit, de huit cent cinquante, peut-être neuf cent mille habitants. Kharkov était une des plus belles villes de l'Union Soviétique, et possédait un
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