La Légion Des Damnés
vapeur, nous traversons un village abandonné, passons en ouragan sur un pont métallique. Loin au-dessous de nos roues, le fleuve est comme un immense toit de tôle ondulée peinte en jaune.
Nous avons parcouru cinq ou six kilomètres au-delà du fleuve quand nous établissons enfin le contact avec l'ennemi. Les Russes tirent les premiers obus qui manquent le train lancé à pleine vitesse. Puis les sonneries d'alarme retentissent dans toutes les tourelles, suivies de l'ordre d'ouvrir le feu.
Une cible est assignée à chaque commandant de wagon, qui transmet à son tour les instructions nécessaires à ses chefs de tourelle. Les longs canons braquent leur gueule ronde vers les bois et les champs inondés de soleil.
— Feu!
Les trente canons lourds du convoi crachent la mort à la face de ce paysage souriant, estival, au sein d'un inconcevable grondement de tonnerre. Bientôt, nous sommes environnés de poussière et de fumée. Chaque fois que les canons, braqués par le travers, tirent une salve, tout le train se balance si violemment que nous avons l'impression qu'il va verser sur le côté. Les Russes ripostent, mais leurs obus de petit calibre s'écrasent, inoffensifs, contre nos blindages. Bientôt, cependant, arrivent des canons de 28 centimètres, dont les projectiles nous survolent et parfois nous frappent comme des typhons. Nous changeons de cibles et canardons l'artillerie russe. Brutalement, le train s'arrête et le bruit court qu'un des wagons de tête a reçu un coup au but qui le rend inutilisable. Les mécaniciens doivent sortir, et, sous le couvert du train, détacher le wagon et le faire basculer hors de la voie. Tâche urgente, car un train blindé immobilisé est une proie facile pour l'artillerie ennemie. Avant qu'elle puisse être remplie, cependant, un autre wagon saute avec tout son équipage...
La violence de ce barrage d'artillerie nous oblige à reculer vers le pont. Nous faisons sauter la voie derrière nous. Puis notre Q.G. nous envoie, par-dessus le fleuve, l'ordre de stopper à un kilomètre du pont, pour couvrir l'infanterie qui va le traverser. Ensuite, nous le traverserons nous-mêmes et le génie détruira le pont. Un autre train blindé, le « Breslau », est amené en renfort, et dès qu'il a pris position près du pont, nous recevons l'ordre d'opérer une incursion de harcèlement sur la ligne Rostov-Voronesh. Hinka pense que nous pourrons atteindre une petite ville, sise à vingt kilomètres de là, et dans laquelle « fonctionne » un Q.G. divisionnaire soviétique. Posté en couverture, près du pont, « Breslau » canarde l'ennemi de toutes ses pièces, espérant l'empêcher de découvrir que « Leipzig » se meut sur ses arrières...
Et pendant quelques kilomètres, nous fonçons à plein régime sans recevoir un seul obus, mais ensuite, ils retournent sur nous leur artillerie la plus lourde, et dans l'espace d'un quart d'heure plusieurs de nos wagons sont endommagés, bien que toujours en mesure de combattre. Puis notre loco elle-même encaisse quelques gnons sérieux et nous devons battre en retraite, revenant sur nos pas avec une lenteur démoralisante.
Des tanks lourds sont lancés contre nous et nous abaissons nos canons pour les recevoir. C'est un spectacle fantastique que de voir nos obus de 12 centimètres réduire ces monstres en miettes, projetant haut dans les airs des plaques de blindage qui semblent jaillir avec la légèreté des plumes d'un coussin crevé.
Les obus pleuvent autour de la loco. Elle perd sa vapeur par des trous de plus en plus nombreux et si nous progressons encore, c'est par bonds et par secousses convulsives irrégulières. Tout le monde commence à douter que le train blindé « Leipzig » puisse jamais regagner sa base.
Quand je pense à la somme fantastique de matériel, allemand et russe, que j'ai contribué à détruire, les seules valeurs monétaires mises en cause font vaciller ma raison. Je ne crois pas, d'ailleurs, que l'on puisse y penser longuement sans éclater de rire — un rire strident et sans trace de gaieté — pour ne pas éclater en sanglots et se flanquer une balle dans la tête. Est-ce que les peuples ne comprendront jamais ? Vous, qui lisez cela, vous rendez-vous compte que si les richesses hallucinantes, consommées et gaspillées par les organisations militaires, étaient employées à votre profit, vous pourriez jouir d'une position matérielle et culturelle vingt fois améliorée ? Vous pourriez bien
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