La Légion Des Damnés
rebondissait dans une ornière ou décrivait une embardée, nous heurtions du front la civière du dessus, ou, dans le cas du type qui se trouvait tout en haut, le toit de la voiture. L'espace exigu qui séparait les brancards vous donnait en outre l'impression d'étouffer. Le gars de l'étage supérieur avait une fracture multiple du bassin. Il criait sans cesse et nous demandait de sonner. Il avait peur d'être en train de saigner à mort. Stege pressait le bouton de la sonnerie qui retentissait dans la cabine du conducteur, mais ni lui ni son aide n'accordaient à nos appels la moindre attention. Quand vint le moment de nous charger dans le train-hôpital, le gars en question — un canonnier — était mort. Les brancardiers le balancèrent sur le sol, jetèrent sur lui un morceau de toile goudronnée, puis s'occupèrent des vivants.
Ce « train-hôpital » était un des célèbres « auxiliaires », c'est-à-dire un interminable convoi de wagons de marchandises au fond garni de paille, avec quarante hommes dans chaque wagon, grossièrement classés par catégorie de blessures. Il s'arrêtait à tout bout de champ et repartait avec une série de secousses, comme si l'on eût essayé de réduire tout le convoi en pièces détachées. Onze des quarante occupants de notre wagon moururent en cours de transport. Je faillis perdre la boule de souffrance et de soif, mais Stege tint toujours le bidon d'eau hors de ma portée. Si j'avais bu, il y aurait eu un douzième cadavre à l'arrivée du train.
Ce voyage dura trois jours et trois nuits de cauchemar; après quoi l'on nous aligna sur le quai de la gare de Kiev, sur des toiles goudronnées, couverts d'une capote, avec l'éternelle boîte à masque à gaz sous la tête. Nous passâmes l'après-midi dans cette position, tandis que quelques pauvres bougres de plus mouraient çà et là, d'un bout à l'autre du quai. Je ne me rendais compte que très vaguement de ce qui se tramait autour de moi. Stege gisait toujours à mon côté et nous nous tenions la main comme des moutards, non comme des durs à cuire et des vieux de la vieille habitués à voir les gens crever en hurlant comme des animaux.
Dans la soirée, des brancardiers et des prisonniers russes vinrent nous ramasser pour nous conduire au 13 e Hôpital de campagne, installé dans le faubourg de Pavilo. Là, nous fûmes descendus tout droit dans une cave et soumis à un sévère épouillage. C'étaient encore des prisonniers russes qui se chargeaient de ce travail, et je n'ai jamais eu d'infirmière plus douce et plus habile que ces grands gaillards toujours de bonne humeur. Ils nous maniaient avec tant de prudence et de dextérité, horrifiés par la moindre plainte, que nous serrions les dents et faisions de notre mieux pour ne pas extérioriser nos souffrances.
Tous les blessés étaient d'accord là-dessus, et témoignaient leur reconnaissance aux Rousskis en leur refilant toutes leurs cigarettes. Ces types avaient connu la boue des tranchées, comme nous, et bien qu'ils fussent d'une autre race et d'une autre nationalité, bien que les gouvernements au pouvoir eussent décrété que nous étions ennemis, il y avait, entre eux et nous, une sympathie plus grande que tous les décrets du monde. Décrets qui n'ont jamais rien à voir avec les réalités accessibles au simple griveton...
Nous étions cinq, dans la salle auxiliaire d'opération, qui attendions notre tour en observant le compagnon d'infortune ficelé sur le billard, dans la lumière aveuglante. Les chirurgiens étaient en train de l'amputer d'un pied, et travaillaient avec la rapidité de l'éclair. En un clin d'œil, le pied atterrit dans un seau blanc qui contenait déjà une jambe, sciée juste au-dessous du genou, et un bras dont la section sanglante dépassait le bord du seau. Ce spectacle me rendit affreusement malade et je vomis ou, plus exactement, tentai de vomir, car un peu de sang et de bile fut tout ce qui me remonta dans la gorge.
Le suivant était un jeune type au dos brisé, qui paraissait privé de connaissance. L'aîné des chirurgiens, un homme d'âge mûr, portant monocle, houspillait sans merci ses collègues, ses infirmiers, ses patients, mais semblait travailler avec une merveilleuse compétence, rapide et sûr, sans un geste inutile. Brusquement, il s'exclama d'une voix furibarde :
— Mais il est mort, bon Dieu, je suis en train de perdre mon temps. Enlevez-moi ça de là-dessus et au suivant, sacré nom !
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